Lundi 12 mars 2007
François Bayrou incarne-t-il la synthèse idéale entre droite et gauche souhaitée par les Français, ou bien bénéficie-t-il, grâce au vide qui l'entoure, du nihilisme des électeurs face aux grands partis ? Pour se faire une idée, il n'est pas inutile de jeter un coup d'oeil aux programmes des différents candidats en matière scolaire, en principe domaine d'excellence du candidat centriste. D'autant que le clivage entre les deux principaux candidats est particulièrement fort sur ces questions.
Pour Nicolas Sarkozy, la cause est entendue : la mise en concurrence généralisée des écoles doit permettre de tirer par le haut l'ensemble du système éducatif. Il suffit en particulier de mettre fin à la carte scolaire, de supprimer les ZEP (zones d'éducation prioritaire) et de les remplacer " par rien ". Le simple jeu de la concurrence entre écoles et collèges permettra alors d'augmenter la qualité de tous les établissements, chacun pouvant librement développer son projet pédagogique et trouver sa niche sur le marché scolaire.
A l'opposé, Ségolène Royal se contente d'évoquer une " révision de la carte scolaire pour supprimer les ghettos et assurer la mixité sociale ". Surtout, elle propose, pour la première fois en France, la mise en place d'un véritable ciblage des moyens en faveur des écoles faisant face aux plus lourds handicaps. Son pacte présidentiel annonce ainsi qu'en ZEP les effectifs des classes de CP et de CE1 seront réduits à 17 élèves par classe, contre environ 22 élèves actuellement (et 23 élèves hors ZEP), soit une réduction significative de 5 élèves par classe, et une multiplication par 6 du ciblage des moyens. Cette mesure, qui concernerait l'ensemble des écoles classées en ZEP (environ 15 % des écoles, soit plus de 250 000 élèves par an en CP et CE1), et non pas une infime fraction d'entre elles (comme dans les expériences menées jusqu'ici), constitue la première tentative pour doter les écoles défavorisées de réels moyens supplémentaires.
Si on les confronte aux recherches les plus récentes en économie de l'éducation, ces deux visions opposées apparaissent inégalement convaincantes. En particulier, tout laisse à penser que les vertus de la concurrence, au niveau de l'enseignement primaire, sont limitées : à partir du moment où la collectivité nationale a convenu du programme de connaissances que tous les enfants doivent acquérir, les marges de différentiation entre écoles sont réduites. Elles sont un peu plus fortes au niveau du collège (choix de langues, etc.), tout en restant limitées. Sans compter que les innovations plébiscitées par les parents ne sont pas toujours souhaitables : dans les school boards américains, les parents ont parfois promu d'étranges réformes des programmes. De fait, les expériences de mise en concurrence des écoles primaires et des collèges à partir du système de vouchers (chèques-éducation que les parents donnent à l'école de leur choix) promu par l'administration Bush ont donné des résultats décevants en termes d'amélioration de la qualité du service éducatif et de performances scolaires.
En revanche, les coûts de la mise en concurrence peuvent être clairs et immédiats, en particulier pour les écoles défavorisées qui s'enfonceront davantage dans la ghettoïsation sociale. Il n'est guère réaliste d'imaginer que les modestes gains d'efficacité que l'on peut espérer tirer de la compétition généralisée entre écoles primaires sont de nature à compenser de tels handicaps. A contrario, les recherches les plus récentes suggèrent qu'une politique de ciblage des moyens en faveur des écoles défavorisées pourrait avoir des effets tangibles. La réduction de la taille des CP et des CE1 à 17 élèves en ZEP permettrait ainsi de réduire de près de 45 % l'inégalité entre ZEP et hors ZEP aux tests de mathématiques à l'entrée en CE2. Pour une mesure qui coûtera moins de 700 millions d'euros, le rendement apparaît excellent.
Il reste que ces deux visions antagonistes ont le mérite de la cohérence et de la clarté. Elles permettent de poser de vraies questions à- jamais véritablement formulées dans le débat français. Insister sur les mérites de la concurrence en matière éducative est légitime et utile, même si c'est plutôt du côté de l'enseignement supérieur que les bénéfices sont à attendre. Introduire explicitement la question du ciblage des moyens entre écoles constitue une innovation majeure et permet de franchir une nouvelle étape dans le vieux débat égalité-équité mené en France depuis quinze ans, même si ce débat est loin d'être clos. Face à ces deux visions cohérentes et antagonistes, que propose François Bayrou dans son programme ? Les objectifs affichés sont ambitieux : il s'agit de " diviser par deux l'échec scolaire et de multiplier par deux la réussite ". Mais, quand on en arrive aux propositions concrètes et aux moyens de parvenir à ce résultat, le moins que l'on puisse dire est que l'on reste sur sa faim. Bayrou insiste surtout sur des questions de méthode (aucune réforme éducative ne peut être menée sans les enseignants et leurs organisations représentatives, etc.) et ne se prononce clairement ni sur la question de la concurrence scolaire ni sur celle des ZEP. Sur ce terrain, comme sur la plupart des grandes questions économiques et sociales du moment, le candidat centriste apparaît dans une posture " ni-ni ", et non comme porteur d'une synthèse nouvelle.
Thomas Piketty est directeur d'études à l'EHESS.