Lundi 25 septembre 2006
Le débat sur les vertus de la concurrence scolaire est en train de s'imposer en France. Pour Nicolas Sarkozy, la cause est entendue : il suffit de supprimer la carte scolaire et de la remplacer "par rien". Le simple jeu de la concurrence entre écoles et collèges permettra alors d'augmenter la qualité de tous les établissements, chacun pouvant librement développer son projet pédagogique et trouver sa niche sur le marché éducatif.
Ce débat est parfaitement légitime. Il n'existe aucune activité pour laquelle les forces de la concurrence n'ont pas quelques vertus. L'idée selon laquelle certains secteurs (éducation, santé, culture, etc.) pourraient s'en dispenser est une aberration. Que deviendrait la création littéraire ou artistique si l'on interdisait la concurrence entre maisons d'édition et galeries d'art, et si l'on fonctionnarisait l'ensemble du secteur ? Dans le domaine scolaire, la concurrence existe bel et bien, et la pression ainsi exercée par les parents sur les enseignants et directeurs d'écoles a sans nul doute des effets bénéfiques.
Encore faut-il analyser convenablement les forces et les limites du jeu de la concurrence. Pour simplifier, on peut dire que le premier critère est le degré de complexité et surtout de différentiation du bien ou service considéré. Lorsqu'il s'agit de produire un bien ou un service qui peut et doit prendre une multitude de formes, de façon à s'adapter à l'infinie diversité des goûts et besoins des clients et usagers, alors la compétition entre des producteurs libres et responsables est la seule façon d'obtenir le résultat souhaité. C'est évident pour la création artistique et littéraire : quelle autorité centralisée serait capable de décider quels romans méritent d'être publiés ? Inversement, lorsque le bien ou service produit est relativement homogène et uniforme, alors les vertus de la concurrence sont limitées. Prenons le cas de l'enseignement primaire : à partir du moment où la collectivité nationale a convenu du programme de connaissances que tous les enfants doivent acquérir, les marges de différentiation sont réduites. Elles sont un peu plus fortes au niveau du collège (choix de langues, etc.), tout en restant limitées. Sans compter que les innovations plébiscitées par les parents ne sont pas toujours souhaitables: dans les school boards américains, les parents ont parfois promu d'étranges réformes des programmes.
Tout cela explique pourquoi les expériences de mise en concurrence généralisée des écoles primaires et collèges à partir du système de vouchers (chèques éducation que les parents donnent à l'école de leur choix) promus par l'administration Bush ont donné des résultats décevants en termes d'amélioration de la qualité du service éducatif et de résultats scolaires.
En revanche, les coûts de la mise en concurrence peuvent être clairs et immédiats, en particulier pour les écoles défavorisées qui s'enfonceront encore davantage dans la ghettoïsation sociale. Il n'est pas sérieux d'imaginer que les modestes gains d'efficacité que l'on peut espérer tirer de la compétition généralisée entre écoles primaires sont de nature à compenser de tels handicaps. Par contre, plusieurs études, certes contestables (l'économie de l'éducation n'est pas une science exacte) mais néanmoins sérieuses, suggèrent qu'une politique de ciblage des moyens en faveur des écoles défavorisées pourrait avoir des effets tangibles. Par exemple, une réduction de la taille des classes à 17 élèves en CP et CE1 en ZEP (au lieu de 22 actuellement, contre 23 hors ZEP) permettrait de réduire de près de 45 % l'inégalité aux tests de mathématiques à l'entrée en CE2 entre ZEP et hors ZEP.
Surtout, ce légitime débat sur la concurrence dans le domaine de l'éducation manquerait totalement sa cible s'il continuait à se focaliser sur le primaire et le secondaire, qui ne se portent pas si mal en France. Sous Jospin déjà, Claude Allègre avait gaspillé inutilement son capital politique en partant en guerre contre le "mammouth" alors que la priorité devrait être la réforme de l'enseignement supérieur. Pour une raison simple : contrairement au primaire (et dans une large mesure au secondaire), le supérieur se compose d'une infinie diversité de filières en perpétuel renouvellement, suivant les besoins des étudiants, les transformations du marché du travail, les avancées de la recherche, par nature imprévisibles. L'enseignement supérieur s'apparente davantage au secteur de la création artistique. Il s'accommode mal des structures soviétoïdes et des relations infantilisantes et bureaucratiques actuellement en vigueur entre Etat et établissements d'enseignement supérieur. Ce n'est qu'en organisant une concurrence régulée entre établissements responsables et autonomes que l'on pourra se doter d'un enseignement supérieur envié dans le monde, comme l'est notre système de santé, secteur où l'on a su s'appuyer intelligemment sur les forces de la concurrence (si la médecine libérale avait subi en 1945 le même sort qu'outre-Manche, nous n'en serions pas là). Le chemin sera long, et il est plus que temps que ce sujet central entre dans le débat présidentiel.
Thomas Piketty est directeur d'études à l'EHESS