(mardi 4 août 2009)
Thomas Piketty, professeur à l'Ecole d'économie de Paris, a publié "Les Hauts revenus en France au XXe siècle : inégalités et redistribution" (Hachette, "Pluriel", 2006). Entretien.
Comme en 1789, la question des "privilèges" se pose avec une gravité particulière dans le domaine fiscal. La nuit du 4 août, en effet, a débouché sur une révolution fiscale fondée sur le principe de l'universalité de l'impôt.
L'exemple type est l'impôt sur les successions. Créé en 1791, c'était un impôt très moderne pour l'époque - ,les Etats-Unis et le Royaume-Uni ne l'institueront qu'au début du XXe siècle - dans la mesure où il s'appliquait à toutes les personnes et à tous les types de biens. Les autres impôts mis en place par la Révolution française, dont la taxe foncière et la taxe d'habitation sont issues, obéissaient également à cette exigence d'égalité et d'universalité. De même que l'impôt sur le revenu, créé en 1914.
Or que constate-t-on aujourd'hui ? Eh bien qu'il existe, comme sous l'Ancien Régime, une catégorie de la population qui échappe à ce principe fondateur de notre système fiscal, en ne payant pas les impôts qu'elle devrait payer.
Parler de privilèges, ici, peut paraître anachronique, dans la mesure où les contours de cette catégorie ne sont plus liées directement à la personne. Les conséquences n'en sont pas moins les mêmes : Didier Migaud, le président de la commission des finances de l'Assemblée nationale, a ainsi montré dans un récent rapport que, au-delà de 400 000 euros de revenus annuels, le taux effectif d'imposition diminue au fur et à mesure que le revenu augmente.
Ce phénomène, proprement scandaleux, s'explique en premier lieu par le développement des stratégies d'optimisation fiscale, qui permettent à certains de consacrer une partie de leur argent à payer des conseillers grâce auxquels ils pourront tirer profit de la moindre brèche dans le système afin de payer moins d'impôts.
L'autre raison, c'est l'accumulation des "niches fiscales". Celles-ci se sont multipliées depuis la seconde guerre mondiale, et surtout ces dernières décennies. En soi, une niche fiscale n'est pas forcément illégitime au moment où on l'introduit. Par exemple, décider que certains revenus du patrimoine devaient temporairement échapper à l'impôt sur le revenu n'était pas absurde, dans le contexte de la reconstruction de l'après-guerre. En revanche, c'est devenu quelque chose de complètement incompréhensible aujourd'hui.
L'addition de ces exemptions, qui se sont ajoutées les unes aux autres dans notre histoire et sous tous les gouvernements, fait que notre système fiscal actuel n'obéit absolument plus au grand principe de 1789 : "à revenu égal, impôt égal".
En matière d'impôts, une nouvelle nuit du 4 août est donc nécessaire. Mais, comme l'argent circule aujourd'hui beaucoup plus facilement qu'en 1789, certaines actions ne peuvent être menées qu'au niveau international, comme par exemple quand l'administration Obama a menacé les banques suisses de leur retirer leur licence aux Etats-Unis si elles ne communiquaient pas leurs fichiers de contribuables américains.
Sur ce terrain, la France a beaucoup parlé, mais n'a rien fait. Bien au contraire : les cadeaux aux contribuables les plus privilégiés se sont multipliés, et aucune réforme fiscale d'ensemble n'a été envisagée. Avec le bouclier fiscal, les 1 000 plus gros contribuables ont ainsi reçu cette année de l'administration un chèque moyen égal à 30 années de smic (350 000 euros).
Justifier cela au motif qu'il ne s'agit somme toute que d'un petit nombre de personnes revient à passer à côté du sujet. En 1789 déjà, certains faisaient valoir que l'aristocratie ne représentait qu'à peine 1 % de la population, et qu'il ne fallait pas aiguiser la jalousie du peuple à l'égard de ses élites naturelles.
L'exigence d'égalité et de justice fiscale était pourtant nécessaire, incontournable. Elle l'est toujours aujourd'hui.
Propos recueillis par Thomas Wieder