Mercredi 29 juillet 2009
Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et professeur à l'Ecole d'Economie de Paris. Il revient sur le projet de taxe carbone, remis mardi 28 juillet au gouvernement par la commission d'experts présidée par l'ancien premier ministre socialiste Michel Rocard.
Le projet de taxe carbone s'annonce-t-il différent des autres impôts ?
En principe, une "taxe carbone" réussie se distingue de la fiscalité verte à l'ancienne par le fait qu'elle est entièrement guidée par des objectifs écologiques cohérents, et non par des considérations budgétaires et politiques. Mais pour l'instant, on a du mal à comprendre en quoi les projets évoqués vont vraiment révolutionner la fiscalité écologique existante.
Il existe ainsi depuis 1948 la taxe intérieure sur les produits pétroliers (TIPP), qui dépasse 50 centimes d'euro par litre d'essence. Le rapport Rocard préconise la première année une taxe carbone de 32 euros par tonne de CO_2 émise, ce qui se traduirait pour l'essence par une taxe additionnelle de 7 centimes par litre. C'est sans doute une bonne chose, mais est-ce vraiment révolutionnaire ? Sans un réel effort pédagogique, les gens auront le sentiment qu'on invente une nouveau concept grandiose pour faire passer une bonne vieille augmentation de la TIPP, comme il y en a eu des dizaines depuis des décennies pour boucher les trous des finances publiques et financer les priorités politiques du moment.
Le niveau de la taxe carbone projeté vous paraît-il assez élevé ?
Christine Lagarde a jugé ce matin sur France Inter ce montant "trop élevé". Je ne suis pas spécialiste de ces sujets, mais j'ai du mal à croire qu'une taxe additionnelle de 7 centimes par litre va véritablement changer les comportements. Quant à l'augmentation prévue d'ici 2030, avec un prix de la tonne de C0_2 passant de 32 à 100 euros, elle correspond, si je comprends bien, à une taxe additionnelle d'un peu plus de 20 centimes par litre d'essence en 2030. Je peux me tromper, mais il ne me semble pas qu'on va changer de civilisation avec un tel instrument. La hausse prévue n'est d'ailleurs sans doute pas très éloignée de celle appliquée ces dernières décennies. La montagne a accouché d'une souris... et en plus, d'une souris qui fait peur !
Si l'on souhaite véritablement changer les comportements, il faudrait sans doute envisager une progression beaucoup plus forte des prix de l'énergie, mais avec une très grande transparence sur la redistribution intégrale aux ménages des recettes ainsi collectées, ce qui n'est pas du tout le cas dans les projets actuels.
Le gouvernement parle plutôt de maintenir les prélèvements obligatoires constants. Mme Lagarde a estimé qu'il "faut diminuer en parallèle quelque chose qui n'a pas beaucoup de sens économiquement. On peut penser aux taxes sur les entreprises, aux charges sociales". Qu'en pensez-vous ?
Consacrer les recettes de la taxe carbone à des baisses en faveur des entreprises, notamment à celle de la taxe professionnelle souhaitée par Nicolas Sarkozy, constituerait une véritable provocation. Les industries les plus polluantes seront en effet exonérées de la taxe carbone, au motif qu'elles sont déjà soumises aux quotas européens d'émissions de gaz à effet de serre. Or, jusqu'en 2013 au moins, elles ont seulement à payer quand elles dépassent les quotas qui leur ont été fixés : elles ont obtenu gratuitement les quotas initiaux. Elles bénéficeraient donc du produit de la taxe carbone sans rien payer ! Le gouvernement prend le risque de décrédibiliser une belle idée.
Vous suggérez plutôt une redistribution des recettes sous la forme de "chèques verts" déjà évoqués, aux particuliers ?
Une redistribution serait la seule façon d'obtenir un consensus sur la hausse des prix de l'énergie et de rompre avec la fiscalité existante. Le point essentiel est que le montant du chèque vert doit être indépendant de la taxe carbone payée par chacun : il serait probablement forfaitaire, les petits consommateurs y gagneraient donc, tandis que les gros consommateurs toucheraient moins que ce qu'ils ont payé en taxe carbone. Même si quelqu'un a payé 100 euros en taxe carbone et touche la même chose en chèque vert, il verra que le prix de l'énergie augmente relativement à celui des autres biens, que son pouvoir d'achat global ne baisse pas et que ces 100 euros peuvent être utilisés pour d'autres dépenses.
Faut-il comme le préconise Michel Rocard que les plus aisés ne bénéficient pas de ce chèque, et que son montant soit plus élevé si vous vivez par exemple en milieu rural, sans accès aux transports en commun ?
Je suis partisan d'une redistribution sociale, mais les premières pistes manquent de précision, et cela paraît compliqué. J'ai peur que l'on cherche surtout à enterrer l'idée d'une redistribution intégrale des recettes aux ménages.
Propos recueillis par Claire Ané