(20 octobre 2006)
La question de la pression fiscale est une question politique. Sans impôts, pas de destin commun, pas de capacité collective à agir. Toutes les grandes avancées institutionnelles ont toujours mis en jeu une révolution fiscale. C'est le cas de la Révolution française avec l'abolition des privilèges fiscaux ou encore de la Révolution américaine, dont l'un des mots d'ordre était "pas de taxation sans représentation".
Les prélèvements obligatoires, c'est l'ensemble des impôts d'Etat, des impôts des collectivités locales et des cotisations sociales. La pression fiscale se mesure habituellement de façon globale en disant que les prélèvements obligatoires représentent environ tel pourcentage du PIB, c'est-à-dire de la richesse produite chaque année par le pays. En France, la pression fiscale est aujourd'hui de 45 %.
Les impôts peuvent-ils baisser ou augmenter à l'avenir ? La tendance a été à la stabilisation au cours des quinze dernières années. La pression fiscale représente 10 % du PIB il y a un siècle, 25 % après la première guerre mondiale et atteint 40 % à 45 % dans les années 1980. Avec environ 45 % du PIB aujourd'hui, la France est dans la moyenne européenne en matière de prélèvements. Cette stabilisation s'explique par des raisons de fond. D'une part, personne ne considère qu'il soit raisonnable que les prélèvements augmentent indéfiniment ; d'autre part, au moment des "trente glorieuses", les revenus augmentant rapidement, le fait d'en céder une part croissante aux impôts paraissait plus acceptable que dans la situation actuelle. Depuis le début des années 1980, la production par tête augmente de 2 % par an et une bonne partie de ce peu de croissance est absorbée par la hausse structurelle des dépenses de retraite et de santé.
Dans un horizon prévisible, au cours des quinze ou vingt prochaines années, on ne peut anticiper ni une forte baisse ni une forte hausse de la pression fiscale. Le pouvoir d'achat net n'augmente qu'à un rythme imperceptible depuis vingt ans. Imaginer une forte hausse de la pression fiscale globale n'a aucun sens dans ce contexte. Imaginer une baisse généralisée massive des prélèvements obligatoires de 45 % à 30 % ou 35 % du PIB ne paraît pas non plus raisonnable. La lutte contre l'inefficacité de l'administration fiscale est une chose, mais il ne faut pas se faire des illusions : ce ne sont pas de telles mesures qui permettront à l'Etat d'économiser 10 % de PIB.
Le plus probable, et sans doute le plus souhaitable, est que le niveau global tous prélèvements confondus se stabilise et/ou n'augmente que légèrement. Cela exigera déjà un effort soutenu de maîtrise des dépenses de retraite et de santé, d'autant plus qu'il nous faut faire face dans le même temps au sous-financement chronique de l'enseignement supérieur et de la recherche. Mais cela ne signifie pas pour autant qu'il n'y a pas d'impôts particuliers à baisser et d'impôts particuliers à augmenter, et que le débat sur la pression fiscale soit en quelque sorte dénué d'enjeux. Disons plutôt que la véritable question est : "Quels impôts pour quelles dépenses ?" Si l'on souhaite que les Français maintiennent leur consentement à l'impôt, il faut leur donner les moyens de mieux comprendre qui paie quoi, pour financer quoi.
Et à partir du moment où l'on admet qu'il est impossible d'abaisser tous les impôts, il est indispensable de fixer des priorités claires et d'éviter le saupoudrage. Quand les marges de manoeuvre le permettent, il faut réduire en priorité les prélèvements les plus pénalisants pour l'activité économique. Par exemple, s'acharner à baisser année après année l'impôt sur le revenu, qui est pourtant relativement léger en France (à peine plus de 3 % du PIB, contre deux à trois fois plus dans l'ensemble des autres pays développés, où il s'élève à 8 %, voire 10 % du PIB), et laisser dans le même temps les cotisations sociales augmenter régulièrement, n'est sans doute pas le meilleur choix possible.
Aujourd'hui, un salaire brut de 100 correspond à un salaire net d'à peine 80 et un coût du travail de 145, soit pratiquement un écart de un à deux entre ce que touche le salarié et ce qu'il doit rapporter à son employeur. Abaisser cet écart, ou en tout cas faire en sorte qu'il ne progresse pas (trop), devrait probablement être la priorité de toute politique globale des prélèvements obligatoires en France.
D'autant plus que cela n'a guère de sens de financer avec des cotisations pesant exclusivement sur les salaires l'ensemble des dépenses de la protection sociale. Cela se justifie pour les prestations relevant de l'assurance obligatoire (retraites et chômage), qui ouvrent des droits proportionnels aux cotisations versées, et qui doivent apparaître comme telles pour les citoyens, séparément des autres prélèvements. Les plafonds de ce système d'assurance obligatoire mériteraient au passage d'être abaissés : par exemple, le régime de retraite complémentaire des cadres s'applique dans notre pays jusqu'à huit fois le plafond de la Sécurité sociale, soit l'équivalent de 15 smic. Mais comme il faut bien payer les retraites correspondantes et que les personnes en question ont tendance à vivre plus longtemps que les autres, c'est l'exemple même d'un prélèvement qui, en termes de redistribution, ne rapporte rien.
Mais cela ne peut se justifier pour les prestations familiales et les dépenses de santé, qui relèvent d'une logique de solidarité nationale et devraient reposer sur des bases fiscales aussi larges que possible - surtout à un moment où le travail est déjà surtaxé et où l'on cherche à favoriser les créations d'emplois.
L'impôt sur le revenu, qui suscite aujourd'hui des fantasmes polluant l'ensemble du débat fiscal français, devrait quant à lui faire l'objet d'une vaste simplification. Cet impôt a en effet réussi le prodige consistant à peser moins lourd que dans tous les autres pays développés tout en affichant des taux incompréhensibles et en apparence très élevés pour des niveaux de revenus peu considérables. Ce tour de force est la conséquence d'un mode de calcul effroyablement compliqué : les taux affichés s'appliquent en fait non pas au revenu réel, mais au "revenu imposable par part", nettement plus faible, tout cela dans le cadre du système obscur du barème dit "en taux marginal", auquel personne ne comprend rien. Si l'on ajoute à cela l'invraisemblable accumulation de mécanismes de réductions d'impôt et de niches fiscales, on aboutit à un système illisible, où les citoyens sont incapables de se faire une idée simple de qui paie quoi. Résultat des courses : chacun considère qu'il fait les frais de ce système opaque (et suspecte son voisin de mieux tirer parti des dispositifs en vigueur).
L'analyse des systèmes étrangers suggère qu'une part essentielle des blocages provient de l'absence en France du prélèvement à la source (appliqué partout ailleurs). Cela entraînerait une simplification du mode de calcul, probablement une réduction du nombre de niches fiscales et, à terme, une possible fusion avec la CSG. Cela permettrait enfin aux Français de se rendre compte sur leur bulletin de salaire de ce qu'ils paient au titre de l'impôt sur le revenu, de le comparer aux autres prélèvements, ce qui ouvrirait enfin la voie à un débat fiscal informé et apaisé.
Thomas Piketty, économiste, est directeur du département Sciences sociales de l'ENS. Il a enseigné au Massachussets Institute of Technology (MIT) en 1993-1995 puis a rejoint l'équipe des économistes de la fédération de recherche du campus Paris-Jourdan. Il est un spécialiste de l'économie des inégalités.
Dernier ouvrage : "Les Hauts Revenus en France au XXe siècle : inégalités et redistribution, 1901-1998", éd. Grasset 2001.
Article paru dans l'édition du 21.10.06