Challenges

(Jeudi 9 juillet 2009)

Les gros patrimoines ne s'en sortent pas si mal

Par Thomas Piketty

Vu l'ampleur de la crise, les gros patrimoines ne s'en sortent pas si mal. En un an, les 500 premières fortunes françaises auraient baissé de 25%, selon Challenges. Certes, cette baisse est supérieure à celle du patrimoine moyen des ménages (- 10%, selon l'Insee et la Banque de France). Une évolution logique : les grosses fortunes sont investies dans des actifs plus risqués, avec une part bien plus importante en actions. Mais au final elles ont tiré leur épingle du jeu : le CAC 40 a dégringolé de 40% en 2008.

Surtout, les gros patrimoines restent à des niveaux très élevés. Entre début 1996 et début 2008, les dix premières fortunes françaises estimées par Challenges ont été multipliées par cinq. Une envolée très supérieure à celle du patrimoine de l'ensemble des ménages, qui a été multiplié par 2,5 sur la même période, passant de 3 800 milliards d'euros début 1996 à 9 500 milliards début 2008 (soit 150 000 euros par habitant).

La légère baisse des inégalités de patrimoine constatée depuis 2008 est donc loin d'effacer la tendance de moyen terme, avec un fort accroissement sur une décennie. Surtout, cette correction ne change pas grand-chose au fait que les patrimoines dans leur ensemble restent à des niveaux historiquement très élevés. Or ceux-ci sont plus concentrés que les revenus : les 10% les plus aisés possèdent près de 50% du patrimoine total, et la moitié la moins aisée de la population ne possède presque rien. Si l'on compare les plus grosses fortunes françaises et américaines, en prenant les classements de Challenges et de Forbes, on constate des montants assez proches : Bill Gates et Warren Buffett, les deux premiers américains, sont à peine deux fois plus riches que la famille Mulliez et Bernard Arnault. En revanche, pour les fortunes moyennes, le patrimoine est bien plus élevé aux Etats-Unis, où il faut dépasser le milliard de dollars pour entrer dans le Top- 500, contre seulement 39 millions d'euros en France.

Le classement de Challenges sous-estime à mon avis assez fortement le nombre de fortunes moyennes. D'après les dernières statistiques de Bercy, on comptait en 2007 environ 1 600 contribuables ayant un patrimoine supérieur à 16 millions, et 400 déclarant un patrimoine supérieur à 40 millions, soit un chiffre comparable à celui estimé par Challenges... Sauf que les fichiers fiscaux prennent en compte le patrimoine imposable à l'ISF, et donc excluent l'essentiel du patrimoine professionnel, qui constitue une bonne part des fortunes importantes. Challenges prend en compte, en outre, des personnes qui ne sont pas des résidents fiscaux français, et agrège parfois des patrimoines appartenant à des groupes familiaux plus larges que le foyer fiscal. Tout ceci devrait concourir à ce que le nombre de fortunes estimé dépasse sensiblement le nombre de déclarations ISF, ce qui n'est pas le cas. Les classements de fortunes établis par des magazines tels que Challenges constituent un apport très précieux au débat économique. Mais ils gagneraient à être comparés plus systématiquement avec les autres sources disponibles.

Thomas Piketty est directeur d'études à l'EHESS et professeur à l'Ecole d'économie de Paris.