Le Monde
21 septembre
2001, page 13
HORIZONS -
DÉBATS
Piketty, la
gauche et l'impôt
GADREY JEAN
LE livre de
Thomas Piketty « Les Hauts Revenus en France au XXe siècle, Inégalités et redistributions »
(Grasset) est terriblement dérangeant pour la politique fiscale actuelle de la
gauche. Certains l'ont immédiatement compris. Ils ont commencé à allumer des
contre-feux, avec des arguments tels que l'on se demande s'ils ont lu le livre.
Il est vrai que, avec ses 800 pages serrées et bourrées de chiffres, de
réflexions méthodologiques et d'analyses historiques, c'est le genre d'ouvrage
qui se prête mal aux lectures en diagonale destinées à juger le caractère
politiquement correct d'un écrit, plutôt que le sérieux de la démonstration.
C'est un pavé, sans doute, mais c'est surtout un pavé dans la mare du
gouvernement et de ses choix fiscaux. Pour trois raisons. En premier lieu, ce
livre ne porte nullement sur la politique fiscale actuelle de la gauche. C'est
une analyse aussi approfondie et aussi objective que possible d'un siècle
d'évolution des inégalités en France, contenant en grand nombre des résultats
inédits, superbes, sur les hauts et les très hauts revenus et sur la façon dont
l'impôt sur le revenu et l'impôt sur les successions ont joué, au moins à
certaines périodes, dans le sens de la réduction des inégalités.
Ceux qui
allument des contre-feux auront bien du mal à réfuter les grandes tendances
ainsi révélées. C'est pour cela qu'ils déplacent la cible, en critiquant
Piketty pour ce qu'il n'a pas écrit.
En deuxième
lieu, ce livre est d'autant plus dérangeant pour le gouvernement que Piketty
avait plutôt, dans le passé, apporté de l'eau au moulin de Laurent Fabius,
qu'il s'agisse de la réduction des charges sur les bas salaires ou du crédit
d'impôt, voire de l'hostilité plus ou moins explicite aux 35 heures. Les
recettes du modèle américain, adaptées à la gauche dans le cadre d'une pensée
social-libérale, semblaient donc pouvoir être appliquées en France avec l'aval
du jeune économiste et de la défunte Fondation Saint-Simon. J'écris "
semblaient " car ceux qui, à droite et à gauche, encensaient les thèses de
Piketty passaient sous silence les conditions de forte progressivité de l'impôt
dont il les assortissait. Cela deviendra difficile après ce nouveau livre. En
troisième lieu, ce travail démolit avec talent, preuves à l'appui, un grand
nombre de mythes ou d'hypothèses antérieures. Certaines sont des thèses
académiques : par exemple, celle du grand économiste américain Simon Kuznets,
qui pensait que le capitalisme de la seconde moitié du XXe siècle allait voir
les inégalités diminuer de façon presque naturelle, ou les thèses inverses,
plus récentes, selon lesquelles les nouvelles technologies des années 1980-1990
constitueraient un facteur déterminant du creusement des inégalités.
L'ouvrage de
Piketty répond : l'essentiel réside dans le fait que l'Etat intervienne ou
n'intervienne pas dans la redistribution des richesses, et dans l'ampleur de
cette redistribution. Les lois économiques et les techniques ne sont pas sans
effet, mais les inégalités se creusent d'abord si on les laisse se creuser.
Autre mythe
qu'il deviendra plus difficile de répandre si ce livre a le succès qu'il mérite
: le gros des politiques de réduction d'impôts bénéficierait aux classes
moyennes et aux classes moyennes légèrement supérieures, celles qui sont
matraquées par une fiscalité excessive. On s'en doutait, mais Piketty enfonce
le clou : les principaux bénéficiaires de telles politiques n'ont rien à voir
avec la moyenne. Ce sont d'abord les hauts revenus (les 10 % du haut de
l'échelle, ce qui correspond à un revenu mensuel de 22 000 francs par foyer
fiscal) et les très hauts revenus (le 1 % du haut de l'échelle, au-dessus de 49
000 francs). Selon Piketty, on assiste depuis 1983 à une réduction des
propriétés redistributrices de l'impôt, en raison, notamment, de la
multiplication de dispositifs exonérant une fraction croissante des revenus du
capital. Depuis cette date, l'impôt sur le revenu est devenu " un impôt à
baisser ". Piketty constate un assez grand consensus des dirigeants
politiques sur ces questions, et donc sur l'état des inégalités en France.
Il me semble
que cette attitude de l'élite politique des années 1980 et 1990 n'est pas
indépendante du fait que ceux qui préconisent les mesures fiscales, ceux qui
les conseillent et ceux qui exercent le plus de pressions sur les décisions
font aujourd'hui majoritairement partie du groupe des très hauts revenus, ou aspirent
à en faire partie au plus vite. Ce sont les grands bénéficiaires des réductions
pour lesquelles ils militent, en se réfugiant derrière deux mythes, celui de la
défense des classes moyennes et celui des contraintes de la mondialisation : la
France ne pourrait plus ignorer le moins-disant fiscal pratiqué ailleurs
(surtout pour les très hauts revenus), elle risquerait d'y perdre ses talents,
ses cerveaux et ses capitaux.
Ces
arguments, qui reviennent au fond à admettre tranquillement l'impuissance des
politiques nationales et à s'aligner sur les prix de l'Etat les plus bas,
arrangent bien les promoteurs-bénéficiaires des réductions d'impôts. Mais, que
l'on sache, les pays nordiques, où la pression fiscale, les prélèvements
obligatoires et le poids relatif de l'emploi public sont les plus élevés du
monde, se portent plutôt bien selon tous les critères économiques (croissance
et niveau de vie), technologiques (ils sont en tête des palmarès européens pour
l'usage des nouvelles technologies et pour la recherche-développement) et
surtout sociaux (faiblesse des taux de chômage, inégalités sociales et taux de
pauvreté les plus bas du monde).
Le discount
fiscal, qui conduit au discount de l'action publique, engendre le discount
social. Et c'est encore plus vrai quand ce discount fiscal est foncièrement
inégalitaire. Il existe quatre piliers de la réduction des inégalités, si l'on
fait abstraction des politiques salariales des entreprises et des
administrations : l'impôt (s'il est suffisamment progressif), la protection
sociale et les services sociaux qu'elle finance, les services publics
(éducation, santé, transports, poste, services publics locaux...) si on ne les
oblige pas à s'aligner sur les " lois du marché " en réduisant
corrélativement leurs missions d'intérêt général, et la fraction du "
tiers-secteur " dont l'action est orientée en priorité vers des publics en
difficulté.
Thomas
Piketty s'intéresse uniquement à l'impôt, ce qui lui a été reproché. Mais ce
reproche est un peu injuste. En tant que chercheur, il s'est donné un objet, il
en a montré rigoureusement l'importance et l'impact. Son livre n'est pas un
essai politique impressionniste sur l'ensemble des déterminants des inégalités
ni sur les formes multiples qu'elles prennent. Laurent Fabius pensait que la
gauche risquait de perdre les élections à cause de l'impôt. En un sens, il
avait raison. Elle court le risque de les perdre à cause des réductions
d'impôts et de la réduction corrélative des marges de l'action publique en
faveur des véritables classes moyennes et des ménages pauvres et modestes : 50
% des foyers vivent avec des revenus mensuels inférieurs à 8 200 francs, et ce
sont eux qui ont le plus besoin de l'intervention publique, de politiques de
l'emploi, de protection sociale et de services publics correcteurs
d'inégalités.
PAR JEAN
GADREY
Jean Gadrey
est professeur d'économie à l'université Lille-I.