Libération
Lundi 7 février 2000, page 8

REBONDS
Economiques. Bové et les audits.

PIKETTY Thomas

A Seattle en décembre, puis à Davos il y a dix jours, la principale proposition de José Bové et des associations dont il est devenu l'étendard consistait à demander que soit établi un «audit» permettant de dresser le bilan de la libéralisation des échanges et de la mondialisation. Que faut-il penser de ce mouvement revendicatif d'un nouveau genre?

Une telle modestie a incontestablement des aspects positifs. En choisissant de réclamer un audit avant de formuler des propositions précises, Bové montre qu'il ne croit pas aux solutions toutes faites, qu'elles prennent la forme du protectionnisme généralisé ou du libéralisme pur et dur. C'est tant mieux: les stratégies de développement fondées sur l'autarcie et le protectionnisme généralisé se sont soldées par des échecs retentissants dans tous les pays où elles ont été menées; inversement, s'il est vrai qu'aucun pays n'a réussi à sortir de la pauvreté autrement que par une très forte intégration aux marchés mondiaux, les expériences réussies d'intégration au commerce international se sont souvent accompagnées de politiques ciblées de protection ou de subvention pour tel ou tel secteur particulier, au moins dans les phases préliminaires de leur développement.

D'une certaine façon, la revendication de l'audit ne fait qu'exprimer le refus des extrêmes: à partir du moment où l'on rejette à la fois l'autarcie et l'ultralibéralisme, il devient nécessaire de disposer d'études précises afin de déterminer au cas par cas les politiques publiques concrètes permettant d'exploiter au maximum les potentialités offertes par le marché.

Le problème est qu'à l'aube du XXIe siècle, ce refus des extrêmes peut difficilement être considéré comme une contribution originale au débat politique. Cela fait longtemps que toute la question est précisément de savoir quelles sont les politiques intermédiaires et les «troisièmes voies» les mieux adaptées à chaque situation, et on serait en droit d'attendre de Bové et de ses amis qu'ils contribuent à ce débat-là, au lieu de s'en remettre à un hypothétique audit qui viendrait enfin tout éclairer. Le terme «audit» est en lui-même emblématique: il est directement repris du vocabulaire anglo-saxon des affaires, et son emploi dans ce contexte résonne comme un terrible aveu d'impuissance. Il suggère que seuls les «experts» disposent des compétences nécessaires pour établir ce bilan de la mondialisation, de la même façon que les «experts» établissent un audit permettant de savoir si une entreprise est bien gérée. C'est au contraire aux mouvements politiques et à l'ensemble des citoyens qu'il appartient de produire des réflexions et des études sur les limites du libre-échange, et de les publier sous forme de brochures ou de livres pour alimenter le débat démocratique.

Par exemple, pourquoi la Confédération paysanne et ses réseaux à travers le monde ne seraient-ils pas capables d'étudier de façon précise les conséquences des subventions aux agriculteurs et de la protection des marchés agricoles des pays du Nord pour les paysans et l'agriculture des pays du Sud? Les résultats d'une telle étude pourraient permettre de dépasser les caricatures qui ont cours de part et d'autre sur cette question, et en particulier de mieux comprendre comment on peut concilier le soutien à une agriculture «humaine» au Nord et un réel souci pour le développement des pays pauvres. En refusant de s'approprier ce terrain des études et des propositions concrètes, Bové semble dire que la fonction du militant politique doit se limiter au démontage de McDo et à la dénonciation du libéralisme pur et dur, et que les «détails» doivent être réglés par d'autres. Cette attitude contribue à renforcer l'arrogance bien réelle des «experts» du libéralisme triomphant auxquels Bové prétend s'opposer.

Thomas Piketty est chargé de recherches en économie au CNRS.