Chaque mardi: Économiques
Royal-Delanoë : du contenu, vite !
Par Thomas Piketty
QUOTIDIEN : mardi 3 juin 2008

Disons-le d'emblée : le débat entre Ségolène Royal et Bertrand Delanoë n'a pour l'instant pas atteint le niveau que l'on est en droit d'attendre. La querelle sur le libéralisme se situe sur un plan trop général pour être vraiment utile. Oui, la liberté économique est évidemment inséparable de la liberté politique, et elle est une valeur en soi. Mais les choses sérieuses ne commencent que si l'on accepte de débattre des politiques publiques concrètes permettant de faire en sorte que chacun soit libre et maître de son propre destin, que chacun ait réellement accès aux droits et opportunités les plus étendus possibles. Se proclamer libéral, ou antilibéral ne suffit pas pour définir un projet politique. La compétition qui s'annonce est certes légitime - la période 2002-2007 a suffisamment montré à quel point repousser sans cesse les choix de personnes était le plus sûr chemin pour la glaciation intellectuelle et programmatique. Mais il est maintenant urgent que les candidats sortent des généralités et donnent du contenu à leurs projets.

Trois chantiers en particulier méritent d'être mentionnés. La priorité absolue, c'est l'investissement massif dans le capital humain et l'économie de la connaissance. L'objectif est d'avoir les emplois les plus qualifiés du monde, afin que la France tire le meilleur parti possible de la mondialisation. Ce n'est pas avec quelques heures supplémentaires en plus que nous trouverons notre place face à l'Inde et la Chine. Le drame est que l'on donne l'illusion d'un consensus sur cette question, alors qu'en réalité on ne fait rien ! Les pays scandinaves investissent trois fois plus que nous dans leurs étudiants. Ce retard ne pourra être comblé que si l'on a une priorité budgétaire et une seule. Pour être crédible sur cette question, la gauche doit démontrer l'imposture du gouvernement actuel et décortiquer ses budgets en trompe-l'oeil, puis s'engager sur un plan de financement précis sur dix ans. Alors seulement la question cruciale de l'autonomie des universités pourra être posée sur de bonnes bases. La liberté dans la pauvreté, cela ne marche pas : «free to choose» (libre de choisir), clamait Milton Friedman ; «free to lose» (libre de perdre), répondait la gauche américaine.

Le second chantier prioritaire, c'est une refonte générale de nos régimes de retraites. A force d'empilement, le système est devenu si complexe qu'il apparaît incompréhensible et anxiogène. Il faut sortir du rafistolage permanent et remettre à plat l'ensemble du système. Il existe des solutions. Les sociaux-démocrates suédois ont mis en application un principe clair : à cotisation égale, retraite égale. Les droits à la retraite sont comptabilisés sur un compte individuel de cotisations, consultable à chaque instant sur Internet. La retraite devient enfin le patrimoine de ceux qui n'ont pas de patrimoine. Si les individus changent de statut, ils ne perdent rien. Actuellement en France, beaucoup d'années de cotisations sont perdues, par exemple pour les salariés qui ont passé moins de quinze ans dans la fonction publique. Ce système est l'ennemi du mouvement et de l'initiative.

Le troisième chantier prioritaire, c'est une révolution fiscale permettant de réconcilier les citoyens avec l'impôt. Là encore, il faut partir d'un principe simple d'équité et de transparence : à revenu égal, impôt égal. Or, ce principe minimal est miné par la multiplication des niches fiscales et la complexité des barèmes d'imposition. Il faut procéder à une remise à plat de l'ensemble de l'impôt sur le revenu et de la CSG, en les fusionnant et en les remplaçant par un impôt progressif unique prélevé à la source, avec un barème compréhensible exprimé en taux effectif directement applicable au revenu, afin que chacun puisse comprendre le plus simplement possible qui paie quoi (principe introduit par le Front populaire en 1936, mais supprimé par Vichy en 1942 !). Cet impôt devrait être calculé au niveau de l'individu et non du couple, car cela pénalise le travail féminin. Et méfions-nous des faux consensus. Dans l'abstrait tout le monde est d'accord pour moderniser l'impôt et supprimer les niches fiscales. Mais en pratique le gouvernement passe son temps à en créer de nouvelles. C'est un jeu à somme nulle, car on est obligé de se rattraper sur ceux qui n'en bénéficient pas. Pour sortir de ce cercle vicieux, les responsables politiques doivent prendre des engagements précis et fermes.

Ces trois chantiers concrets ont un point commun : ils visent à permettre aux citoyens de se réapproprier la chose publique, et par là même leur propre destin.

Thomas Piketty est directeur d'études à l'EHESS et professeur à l'Ecole d'économie de Paris.



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