Libération, no. 7792
REBONDS, lundi, 29 mai 2006, p. 41

«Economiques»
Le PS planche sur le fiscal

PIKETTY Thomas

 

Le parti socialiste est maintenant entré dans la phase finale de mise au point de son programme 2007-2012. Le projet doit être finalisé d'ici au 6 juin, puis adopté par les militants le 22 juin. En principe, le programme, une fois adopté, engagera le candidat socialiste à l'élection présidentielle, quel qu'il soit.

Il y a certes une dimension largement rhétorique dans ces documents programmatiques. L'objectif est souvent de donner l'impression de propositions riches et multiples, tout en se gardant bien de formuler des propositions trop précises, afin de se préserver le maximum de marges de manoeuvre une fois au pouvoir. Sur les sujets qui fâchent, la guerre des chefs interdit toute prise de position précise : le programme se contentera sans doute d'indiquer que la loi Fillon sur les retraites doit être «revue», sans autre précision. Sur les sujets supposés consensuels, c'est l'occasion de réaffirmer les grands principes : l'école doit être laïque et favoriser l'intégration, la fiscalité doit être progressive et favoriser l'emploi, etc. L'engagement de réduction des tailles de classes à 18 élèves en ZEP, qui semblait, il y a peu, faire consensus, s'est apparemment transformé en une proposition visant à «concentrer les moyens sur les territoires cumulant toutes les difficultés», moins précise et donc moins contraignante. Sur la réforme des cotisations patronales, la formulation actuellement évoquée («favoriser les entreprises qui embauchent en changeant le mode de calcul des cotisations patronales») brille également par son imprécision. Il est à craindre que la belle unanimité affichée sur ce sujet lors du congrès ne débouche, comme en 1997, sur aucune réforme d'envergure ­ sauf si le gouvernement Villepin choisit de remettre sur la table les propositions de Jacques Chirac, qui lors de ses voeux 2006 s'était clairement prononcé pour une cotisation sur l'ensemble de la valeur ajoutée des entreprises (et non plus sur les seuls salaires). Remise à l'ordre du jour, cette mesure, soutenue par les syndicats mais clivante au sein de la droite comme de la gauche, pourrait fort bien devenir un des éléments phares du débat économique et social de 2007.

La proposition la plus audacieuse actuellement formulée par le PS concerne la fusion entre l'impôt sur le revenu (IR) et la contribution sociale généralisée (CSG). Que l'on ne s'y trompe pas : comme toutes les grandes réformes fiscales, une telle réforme est tout sauf technique. Sans doute souhaitable sur le fond, elle soulève des enjeux sociaux et politiques fondamentaux, et n'a aucune chance d'être adoptée si l'on n'en prend pas la mesure et si un vaste débat démocratique ne précède pas sa mise en place. Il y a tout d'abord un enjeu lié à la nature familiale ou individuelle de l'impôt. La CSG est un impôt strictement individuel : l'impôt dû ne dépend que du revenu de la personne concernée et non des revenus des autres membres du foyer ou du nombre d'enfants. C'est d'ailleurs cette absence de prise en compte de la situation familiale qui avait conduit le Conseil constitutionnel à invalider les abattements de CSG pour les bas salaires, ce qui avait conduit le gouvernement Jospin à créer la prime pour l'emploi (PPE). L'IR est au contraire calculé au niveau des foyers, avec tout un florilège de dispositions législatives permettant de distinguer les couples mariés et les pacsés, les faux parents isolés et les vrais concubins, les enfants à charge et ceux qui ne le sont pas, etc. Pour fusionner ces deux impôts, il faudra choisir. Et si la voie la plus satisfaisante passe par une individualisation de l'IR (avec, à la clé, une réforme des allocations familiales), il ne fait aucun doute que cela ne pourra pas se faire en un jour, comme le montre le précédent des réformes fiscales de 1948-1959.

Au final, il avait fallu plus de vingt ans pour fusionner la «taxe proportionnelle» (quasi individualisée) et la «surtaxe progressive» (familialisée) en un impôt sur le revenu unique.

Mais cette fusion IR-CSG soulève un enjeu plus fondamental encore. La CSG est un impôt affecté, dans le sens où ses recettes financent pour l'essentiel une dépense publique bien déterminée, à savoir l'assurance maladie. Les syndicats y sont fortement attachés, car c'est cela qui garantit un bon niveau de financement de la santé des Français. De fait, son caractère affecté rend la CSG impossible à baisser : tout homme politique proposant une baisse de la CSG devrait immédiatement expliquer comment il compte s'y prendre pour réduire dans la même proportion les dépenses de santé (exercice périlleux s'il en est).

Le problème est que le prix à payer pour cette «sanctuarisation» des dépenses de santé est exorbitant : l'IR se retrouve de facto à financer un vaste ensemble indistinct de dépenses diverses, et est devenu au fil des ans un «impôt à baisser», alors qu'il ne rapporte qu'à peine plus de 3 % du PIB, soit entre deux et trois fois moins que dans tous les autres pays développés.

Une fusion progressive IR-CSG, avec mise en place du prélèvement à la source, est sans doute la seule façon de sortir de l'impasse dans laquelle se trouve actuellement le débat fiscal français.

 

Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.