Libération, n° 7454
REBONDS, lundi 29 mai 2005, p. 35

«Economiques»
Des Portos aux Polaks

PIKETTY Thomas

Quelle qu'en fût l'issue, la campagne référendaire a laissé un goût amer chez les partisans de l'intégration européenne. La principale raison qui a convaincu tant de salariés français à voter non ne fait en effet aucun doute. C'est la peur des travailleurs des nouveaux pays membres, et l'idée selon laquelle la mise en concurrence avec eux, à grands coups de plombier polonais et de délocalisations en Roumanie, conduirait irrémédiablement à une détérioration des salaires et conditions d'emploi en France.

Il est certes légitime que ceux qui souffrent de la situation actuelle du marché du travail et de la stagnation des salaires depuis vingt ans expriment leur colère face à leur sort et au gouvernement en place, et on ne répétera jamais assez que le texte proposé en guise de Constitution ne comportait pas suffisamment d'avancées nouvelles pour éviter ce risque. Il reste que les élites qui ont accrédité l'idée selon laquelle cette souffrance serait due à l'Europe et aux nouveaux entrants (ou, plus énorme encore, qu'un non atténuerait cette souffrance) portent une lourde responsabilité face à l'histoire. On a ainsi vu défiler pendant la campagne moult faits divers impliquant des maires (y compris de gauche) partis à la chasse des travailleurs polonais implantés dans leur commune, comme aux pires heures des bulldozers anti-immigrés du PCF. Les partisans du non, de droite comme de gauche, n'ont eu de cesse d'expliquer que l'intégration des nouveaux pays conduisait à la règle du «moins cher gagne», et à une détérioration globale de la situation des salariés.

Ces peurs ne correspondent en fait à aucune réalité économique sérieuse. Si les salaires réels ont progressé à des rythmes exceptionnels de l'ordre de 5-6 % dans les nouveaux pays membres ces dernières années, ce n'est pas parce que les salaires en France et en Allemagne auraient baissé d'autant (ils ont augmenté, trop peu il est vrai). C'est parce que ces pays se sont mis à produire plus, ce qui en retour dope leur pouvoir d'achat et les conduit à importer nos produits. C'est exactement ce qui s'est passé à la suite de l'entrée de l'Espagne et du Portugal dans l'Europe en 1986. Ces pays se sont enrichis et ont rejoint la moyenne européenne, et cela ne s'est pas fait aux dépens de la France, bien au contraire. Pourtant, à l'époque, une coalition hétéroclite s'opposait déjà à leur entrée, au motif que les salariés français allaient faire les frais de la concurrence des travailleurs espagnols et portugais (il est vrai beaucoup plus proches de la France que les Polonais, et avec des écarts de salaires équivalents). Cette coalition regroupait, comme de coutume, l'extrême gauche, le PCF, la droite souverainiste et l'extrême droite. Qui peut sérieusement dire aujourd'hui que les travailleurs français ont pâti de cette concurrence de l'Espagne et du Portugal, et que le taux de chômage en France serait plus faible si on les avait laissés dehors ? Rien dans l'évolution du chômage depuis trente ans (5 % dans les années 1970, 10 % en 1986-1987, 8-9 % en 1989-1990, 12 % en 94-96, 8-9 % en 2000-2001, 10 % aujourd'hui) ou dans l'examen des taux de chômage régionaux ne permet de soutenir une telle thèse. Accréditer l'idée selon laquelle les souffrances des travailleurs français seraient maintenant dues aux nouveaux entrants polonais et roumains est une monstruosité. La vérité est que le chômage français est un problème complexe qui n'a pas grand-chose à voir avec tout cela, et que le taux de chômage ne serait sans doute guère différent si l'intégration européenne s'était arrêtée il y a vingt ans.

Est-ce à dire que tout va bien à Bruxelles et que la Constitution proposée était parfaite ? Evidemment non. Les capitaux sont aujourd'hui sensiblement plus mobiles qu'en 1986 (contrairement aux travailleurs), et l'Europe a un rôle majeur à jouer pour lutter contre le dumping fiscal. Le traité constitutionnel offrait pour avancer dans cette direction des outils supérieurs à tous les traités précédents, mais les avancées sont clairement insuffisantes. Pour aller plus loin, il faudra convaincre nos partenaires que le dumping est collectivement nuisible, et n'est aucunement nécessaire pour assurer la croissance et le bon fonctionnement d'une économie de marché. S'imaginer que le mélange d'arrogance, de xénophobie et d'antilibéralisme systématique qui s'est exprimé en France ces derniers mois permettra d'avancer dans cette direction est une illusion. L'utilisation de l'Europe comme bouc émissaire pour tous nos maux nationaux est certes une tradition ancienne. En 1983 déjà, on expliquait le blocage des salaires comme une contrainte imposée par l'Europe, alors qu'en réalité ce tournant aurait eu lieu de toute façon, y compris si la France avait été seule au monde (les bas salaires avaient progressé trois fois plus vite que la production de 1968 à 1983, rythme qui n'est pas soutenable éternellement, dans une économie ouverte comme dans une économie fermée). Cette rhétorique de l'Europe bouc émissaire a été portée à son paroxysme lors de cette campagne, et on en paie aujourd'hui le prix.

 

 

Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.