Libération, n° 6518
REBONDS, lundi 29 avril 2002, p. 17

«Economiques»
A qui la faute ?

PIKETTY Thomas

Pour expliquer le résultat catastrophique du premier tour, il serait insuffisant d'incriminer les sondages trompeurs ou le fait que les électeurs de gauche aient trop voulu faire la «fine bouche». Ces facteurs ont joué, mais il existe probablement des explications plus profondes. Si la gauche a perdu, c'est d'abord du fait de la désaffection des classes populaires, qui se sont senties oubliées par la politique menée ces dernières années.

En septembre 1999, Laurent Fabius avait déclaré, dans une interview retentissante : «La gauche ne court pas beaucoup de risque d'être battue par la droite, mais elle peut l'être par les impôts.» Traduction : les élections se joueront au centre, et la gauche doit réduire les impôts des classes moyennes (très) supérieures pour gagner la bataille. Quelques mois plus tard, Jospin fit appel à Fabius pour prendre les rênes de Bercy et mettre en pratique cette nouvelle orientation stratégique. La priorité budgétaire accordée depuis 2000 à la baisse de l'impôt sur le revenu eut pour conséquence d'assécher les marges disponibles pour lutter contre le chômage, rassurer les retraités, financer les 35 heures dans les hôpitaux, etc. Les municipales de 2001, qui virent la gauche l'emporter dans les centres-ville (Paris, Lyon) et perdre dans les zones sinistrées, auraient pu jouer un rôle salutaire. Mais les avocats de cette nouvelle orientation n'en démordaient pas : les classes moyennes urbaines à 30 000 francs par mois constituent «notre coeur de cible électoral», et ces électeurs ont l'impression d'être fiscalement matraqués. En oubliant au passage que, dans un pays où 90 % des foyers disposent de moins de 22 000 francs par mois, on ne construit pas une majorité avec un tel «coeur de cible» !

Le moins que l'on puisse dire, c'est que ce choix tactique n'a pas été très judicieux. Chez les cadres, Jospin est arrivé largement en tête : 24 % d'entre eux ont voté pour lui dimanche dernier, contre 13 % pour Chirac et 8 % pour Le Pen. Mais chez les ouvriers, c'est l'inverse : 12 % ont voté Jospin, contre 14 % pour Chirac et 26 % pour Le Pen (Libé du 23 avril). Entre 1995 et 2002, Jospin a maintenu son score chez les cadres, mais il l'a divisé par deux chez les ouvriers. On retrouve ces mêmes résultats par niveau de revenu : les groupes les plus favorisés ont voté PS, les autres ont déserté. C'est la course au centre qui a fait perdre la gauche.

On aurait tort cependant de croire qu'il suffit de rejeter le social-libéralisme pour refonder durablement la gauche. Comme le rappelaient avec force les ouvriers déserteurs de la gauche interrogés par Libé la semaine dernière, les 35 heures ont dans un certain nombre de cas conduit à des conditions de travail dégradées pour les salariés modestes (flexibilité en hausse, salaires gelés), alors que les cadres empochaient des congés supplémentaires («il n'y en a plus que pour les cadres, nous on ne compte plus»). Loin des sirènes idéologiques du social-libéralisme et du social-étatisme, la gauche doit inventer une nouvelle synthèse, avec pour souci prioritaire d'améliorer de façon réelle et efficace les conditions de vie des plus défavorisés.

Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).