Libération, n° 7424
REBONDS, lundi 27 juin 2005, p. 39

«Economiques»
Sortir du piège blairiste

PIKETTY Thomas

Comme prévu, Tony Blair s’est immédiatement saisi de l’opportunité fournie par le non français au référendum sur la Constitution européenne pour tenter de prendre le leadership au sein de l’Europe.

Thomas Piketty La remise en cause du rabais sur la contribution britannique au budget européen obtenu par Margaret Thatcher en 1983 (après plusieurs années de blocage institutionnel) est envisageable, nous annonce le Premier ministre britannique. Mais à condition que l’on révise profondément la structure du budget européen, et en particulier que l’on s’attaque radicalement à la Politique agricole commune (PAC), qui absorbe 40 % des ressources et empêche l’Europe d’investir dans l’avenir (formation, recherche, infrastructures). La ficelle est un peu grosse (il avait été convenu, en 2002, de ne plus retoucher à la PAC avant 2007), mais elle est quasiment imparable.

En choisissant d’adopter cette posture conquérante, Tony Blair tente de ringardiser la France et de la placer au rang des accusés. En mettant l’accent sur la Politique agricole commune, notre supposé modèle social est ainsi caricaturé comme un système corporatiste et passéiste, où la grande masse des transferts est accaparée par une petite minorité prête à sortir ses fourches pour défendre des avantages acquis dans les années 50. Il n’y a certes pas à rougir d’être devenu le premier exportateur mondial pour de nombreux produits alimentaires haut de gamme, et on connaît bien le caractère artificiel du fameux chiffre de 40 %, qui témoigne surtout de la faiblesse du budget global de l’Union européenne. Il reste qu’il est bien difficile de réconcilier les citoyens européens avec une Union dépensant 40 % de ses ressources actuelles pour le bénéfice de seulement 2 % de la population, et que Tony Blair n’a pas tort lorsqu’il stigmatise l’impact négatif de la PAC sur le développement des pays du Sud, rendus incapables de développer comme ils le devraient leurs productions et exportations en matières premières agricoles. Si l’on ajoute à cela que le Royaume-Uni entend prendre la tête du combat pour la réforme de l’aide publique au développement, avec, par exemple, son soutien à un mécanisme ingénieux de subvention à la production privée de nouveaux vaccins, la caricature est complète.

La France est présentée comme un pays sclérosé incapable de comprendre que le développement économique et social doit s’appuyer sur les forces de marché, et défendant des politiques inadaptées pour ses propres citoyens comme pour le développement du Sud. La Grande-Bretagne est au contraire supposée portée par le discours positif et conquérant de Tony Blair sur la mondialisation qui ­ au lieu de s’appesantir sur les mesures de défense et de protection face au marché ­ annonce aux travailleurs qu’il va leur donner les armes nécessaires pour occuper les emplois les plus dynamiques de l’économie mondiale.

Il est d’autant plus urgent de sortir de ce piège que la France est en réalité beaucoup mieux armée que le Royaume-Uni pour incarner la marche vers « l’économie de la connaissance la plus productive du monde » annoncée par le sommet européen de Lisbonne. On ne le répétera jamais assez : la production par heure travaillée est aujourd’hui encore 25 % plus faible en Grande-Bretagne qu’en France ou en Allemagne. C’est uniquement parce que les Britanniques travaillent 25 % plus d’heures que nous qu’ils parviennent à se hisser au même niveau de PIB par habitant. Et le fait que les chômeurs (moins productifs en moyenne que les actifs) soient plus nombreux en France n’explique qu’une part minoritaire de cet écart (moins d’un tiers).

La vérité est que vingt-cinq ans après l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher et de ses réformes supposées salvatrices, le Royaume-Uni demeure un pays sous-formé et faiblement productif (l’écart de productivité n’a quasiment pas diminué), contraint d’adopter des méthodes de pays pauvre (dumping fiscal et longues heures de travail) pour se hisser au même niveau que les autres. La médiocrité persistante de la productivité de la main-d’oeuvre britannique s’explique largement par l’existence d’un système de formation profondément sous-doté et marqué par de très fortes stratifications sociales, héritier d’un système aristocratique dont les Américains se gaussent depuis deux siècles et qui est à l’origine du déclin du Royaume-Uni.

Et, s’il est vrai que la modernisation de l’enseignement supérieur est plus avancée outre-Manche, il n’en reste pas moins que la France dispose avec son système d’enseignement primaire et secondaire d’un socle solide offrant une formation de masse de qualité enviable. Il est d’ailleurs frappant de constater qu’une des mesures phares proposées par Tony Blair lors des dernières élections consiste à instituer au Royaume-Uni un baccalauréat national « à la française ».

De même, malgré les efforts réels entrepris depuis 1997, la main-d’oeuvre britannique demeure nettement moins bien protégée qu’en France face au risque santé. Le modèle français repose sur des systèmes de scolarisation et d’assurance maladie universelles de haute qualité, pas sur la PAC, et c’est ce modèle qu’il faut promouvoir en Europe. Cela passe sans doute par une renégociation des subventions PAC pour la période 2007-2013, qui en retour permettra d’occuper une place centrale dans la définition d’objectifs européens ambitieux en matière de formation et de recherche.

 

Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.