Libération, n° 7140
REBONDS, lundi 26 avril 2004, p. 37

«Economiques»
Europe sociale : le PS fait fausse route

PIKETTY Thomas

Le programme adopté le 17 avril par le PS en vue des élections européennes devrait, en principe, réjouir tous ceux qui ne se satisfont pas de la tournure trop exclusivement libérale de l'Europe actuelle. Et il y a de quoi ne pas être satisfait : pour l'essentiel, le projet européen s'est jusqu'ici limité à la mise en place d'une vaste zone de libre-échange, et l'esprit dans lequel la Constitution européenne et l'élargissement à l'Est ont été conçus ne fait qu'accentuer cette tendance.

Le problème est que les outils proposés par les socialistes français pour réorienter l'Europe sont totalement inadaptés à l'échelon européen. Pour le PS, la priorité est de faire adopter un traité social reposant sur deux piliers : d'une part «l'instauration d'un salaire minimum européen», d'autre part «une réduction progressive dans tous les pays de la durée effective du travail à 35 heures». Contrairement à ce que l'on entend parfois, le salaire minimum et la législation du temps de travail, appliqués avec discernement dans le cadre national, demeurent certes des politiques indispensables dans l'économie mondialisée du XXIe siècle.

Mais quel sens cela a-t-il de vouloir imposer un salaire minimum unique à des pays dont les niveaux de développement varient du simple au triple ? Le revenu par tête en Pologne est 2,5 fois plus faible qu'en France en parité de pouvoir d'achat (et 5 fois plus faible aux taux de change courants). Et, en dépit d'une forte progression des niveaux de vie depuis la fin du communisme, 80 % des salariés polonais gagnent moins que le salaire minimum français. Donc, de deux choses l'une. Soit on fixe le salaire minimum européen à un niveau français, et cela revient à rayer de la carte la plupart des travailleurs d'Europe de l'Est. Soit on le fixe à un niveau adapté à ces pays (ce qu'ils sont d'ailleurs beaucoup mieux placés pour faire eux-mêmes), et cette politique n'a aucun impact réel pour le reste de l'Europe.

Les 35 heures à l'échelon européen posent le même problème : il s'agit d'une politique qui manque terriblement de finesse pour pouvoir s'appliquer uniformément à des pays aussi différents. L'expérience française a d'ailleurs montré que l'application uniforme à tous les secteurs d'un même pays posait déjà problème. Surtout, on semble oublier que ce n'est qu'à l'issue des Trente Glorieuses que la réduction du temps de travail est devenue une revendication prioritaire en France. Les pays de l'Est ont aujourd'hui une forte fringale de consommation et les 35 heures viendront en leur temps.

La vérité est qu'au-delà de la rhétorique en apparence radicale, tout le monde sait bien que les deux piliers du traité social européen proposés par le PS ne pourront être appliqués qu'a minima et n'auront qu'un impact purement symbolique sur la vie des citoyens de l'Union.

Cette rhétorique de circonstance ne prêterait guère à conséquence s'il n'existait par ailleurs des chantiers autrement importants à faire progresser au niveau européen. Le principal problème de l'Europe actuelle est le dumping fiscal. Faute de coordination politique, l'intégration économique conduit inexorablement les Etats à se livrer à une concurrence fiscale sauvage et à détaxer sans cesse davantage les facteurs de production les plus mobiles (capital et travail hautement qualifié), avec pour contrepartie une taxation accrue des facteurs captifs (travail peu qualifié). C'est ainsi que le taux moyen de l'impôt sur les bénéfices des sociétés a baissé de 15 points en vingt ans (45 % à 30 %), alors même que le taux global de prélèvements obligatoires progressait. Et ce processus se poursuit de plus belle aujourd'hui, les pays de l'Est rivalisant d'ardeur pour détrôner l'Irlande au palmarès du dumping.

Cette évolution conduit à la paupérisation des Etats et, compte tenu des dépenses croissantes de retraite et de santé, elle rend l'Europe incapable de financer les investissements massifs qui s'imposent dans le domaine de la formation et de la recherche. Le projet politique est donc clair. Au lieu de plaquer à l'échelon européen les outils et l'imaginaire de progrès social éprouvés au niveau national, il faut se servir de l'Europe pour faire autre chose. Au lieu de violenter le marché du travail (ce qui conduit souvent à l'exclusion des moins formés), il faut lutter contre le dumping fiscal, par exemple en créant un impôt européen sur les sociétés, afin de fournir aux salariés européens le capital humain nécessaire pour occuper les emplois les plus qualifiés de l'économie mondiale.

Les résistances seront fortes, notamment de la part des pays bénéficiant du dumping. Mais en en faisant une priorité absolue (la question fiscale est à peine mentionnée dans le texte du PS...) et en expliquant qu'un tel projet est parfaitement compatible avec la vision d'une économie européenne dynamique et moderne, on peut espérer convaincre plusieurs pays importants. En axant son projet européen sur des propositions aussi inadaptées que le salaire minimum et les 35 heures, qui ne peuvent que provoquer l'hostilité de nos principaux partenaires (notamment le Labour et le SPD), le PS choisit au contraire la voie du repli identitaire. Du danger de gagner des élections intermédiaires...

 

 

Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.