Libération
Lundi 25 octobre 1999, page 6
REBONDS
Economiques. Le mystère des 35 heures.
PIKETTY Thomas
Comment savoir ce qui se passe vraiment dans les entreprises à l'occasion des négociations sur les 35 heures? Les chiffres diffusés par le gouvernement, qui font référence au nombre d'emplois que les entreprises signataires d'un accord se sont engagées "à créer ou à préserver" en échange des aides de l'Etat, ne sont évidemment pas suffisants pour se faire une idée. Prenez une entreprise en pleine expansion qui s'apprête à créer des emplois en 1999 et faites savoir que toutes les entreprises augmentant leurs effectifs de plus de 6% peuvent bénéficier de généreux subsides. Que se passera-t-il? Il est probable que l'entreprise en question trouvera un moyen de réduire la durée du travail, réellement ou fictivement (officialisation d'une pause-déjeuner plus longue, etc.), de façon à obtenir les subventions.
Toute la question est donc de savoir combien d'emplois auraient été créés sans la loi sur les 35 heures, et surtout combien d'emplois auraient pu être créés si l'on avait utilisé le même argent pour financer de nouvelles baisses de charges, sans contrainte de réduction du temps de travail. Comment faire? En comparant les entreprises ayant signé un accord de réduction du temps de travail à des entreprises "similaires" (même taille, même secteur d'activité) n'ayant pas signé d'accord, Martine Aubry constate que les premières avaient effectivement tendance à créer plus d'emplois que les secondes avant même le vote de la loi, mais que ce différentiel a augmenté depuis lors. Sur cette base, elle estime que l'"effet d'aubaine" est limité à 15%: sur les 120 000 emplois créés ou préservés au 1er septembre 1999, seuls 15 000 auraient été créés de toute façon. Cette estimation est pourtant loin d'être totalement satisfaisante. Tout d'abord, la façon dont ce chiffre de 15% a été calculé à partir des chiffres donnés dans le bilan semble relativement fragile. Les effectifs des entreprises signataires d'un accord Robien avaient déjà progressé d'environ 10% par rapport aux effectifs des entreprises "similaires" entre 1990 et 1996 (date du vote de la loi Robien), et ce différentiel est à nouveau d'environ 10% entre 1996 et 1999. C'est donc uniquement en ramenant ces deux chiffres sur une base annuelle que Martine Aubry et ses services concluent que le différentiel a progressé.
Quant aux entreprises signataires d'un accord Aubry, on constate que leurs effectifs ont progressé d'environ 2,5-3% par rapport aux effectifs des entreprises "similaires" entre juin 1998 (date du vote de la loi Aubry) et le premier trimestre 1999, mais que ce différentiel était déjà de l'ordre de 2,5-3% entre le quatrième trimestre de 1997 et le troisième trimestre de 1998.
Si l'on oubliait un instant à quel point on manque de recul pour pouvoir conclure, ces chiffres suggéreraient plutôt un effet d'aubaine de l'ordre de 100%. Ensuite et surtout, la méthode d'estimation utilisée est en elle-même très imparfaite. Les entreprises en bonne santé ne sont en effet jamais exactement les mêmes d'une année sur l'autre, et il serait donc tout à fait logique de s'attendre à ce que le différentiel entre les entreprises signataires et les autres augmente après le vote de la loi, y compris si l'effet d'aubaine était de 100%. En fait, les chiffres publiés le mois dernier permettent simplement de confirmer que les entreprises signataires sont plutôt des entreprises qui se portaient bien avant même le vote de la loi. Il ne reste donc plus qu'à espérer que les prochains bilans continuent d'aller dans la direction d'une plus grande transparence....
Thomas Piketty est chargé de recherche en économie au CNRS.