Libération
Lundi 25 janvier 1999, page 7

REBONDS
Economiques. A l'actif de Clinton.

PIKETTY Thomas

Depuis son élection en novembre 1992, Bill Clinton ne s'est pas contenté de séduire les jeunes stagiaires de la Maison Blanche. Il a aussi mené une politique économique et sociale courageuse, qui lui vaut sa popularité et dont les leçons sont autrement plus importantes que celles prodiguées par le Sénat américain. En 1993, Clinton décide de relever de façon importante les taux de l'impôt sur le revenu applicables aux revenus élevés. Le taux supérieur, qui était tombé jusqu'à 28% dans les années Reagan et que Bush avait dû relever à 31% pour faire face au gigantesque déficit budgétaire légué par son prédécesseur, passe alors subitement à 40%. La même année, Clinton décide de déplafonner complètement la cotisation sociale de 3% servant à financer Medicare (le programme d'assurance maladie pour les personnes âgées). Elle est désormais prélevée sur tous les revenus, y compris les plus élevés. A l'époque, de nombreux observateurs, dont Martin Feldstein, ancien conseiller économique de Reagan, prédisaient que ces hausses de taux ne rapporteraient pas grand-chose à l'Etat, car elles inciteraient les contribuables aisés à moins travailler. En vérité, les hauts revenus ont continué, depuis 1993, de progresser au même rythme que durant les années précédentes... Et les recettes supplémentaires, de l'ordre de 30 à 40 milliards de dollars par an, ont permis dès 1993 d'augmenter d'un montant équivalent les sommes consacrées à l'EITC (Earned Income Tax Credit), un ambitieux programme de réductions d'impôt et de transferts au bénéfice des faibles revenus d'activité. Ces transferts ont permis de rendre le travail à bas salaire plus valorisant, par exemple en permettant aux mères célibataires de travailler tout en finançant la garde de leurs enfants. Ils ont ainsi contribué au dynamisme de l'emploi américain.

En 1996, Clinton a également relevé de 20% le niveau du salaire minimum fédéral (de 4,15 à 5,20 dollars par heure), qui avait atteint un niveau tellement bas que tout problème de coût du travail peu qualifié était depuis longtemps écarté. Bill Clinton s'est également battu pour garantir le financement du système public de retraites, de l'éducation, pour préserver les outils de lutte contre la discrimination raciale...

Avec cette politique, Bill Clinton a démontré que le dynamisme de l'économie américaine n'avait nullement besoin de l'égoïsme des années Reagan pour perdurer, bien au contraire. Il a pris aux riches pour donner aux pauvres, et cela n'a pas empêché les Etats-Unis de connaître la plus forte expansion économique de leur histoire. Le dynamisme américain repose sur la liberté d'entreprendre et un poids modéré des charges pesant sur le travail, et il peut tout à fait s'accommoder d'un véritable impôt progressif sur le revenu et de programmes sociaux ambitieux et intelligents. Les sceptiques objecteront que l'oeuvre de Clinton reste modeste et que les Etats-Unis demeurent une société très inégalitaire, et ils auront raison. En particulier, Clinton a dû abandonner son projet d'assurance maladie universelle, et il a accepté de signer la réduction des transferts aux personnes sans emploi proposée par les républicains. De toute évidence, il fallait bien plus qu'un Clinton pour faire accepter aux Américains autant de solidarité en une seule fois. L'opinion publique américaine des années 80-90, qui ne voit dans le monde extérieur que des pays empêtrés dans le chômage ou le postsoviétisme, demeure profondément imprégnée de l'idéologie de la non-intervention de l'Etat, avec tout ce que cela comporte de libérateur et d'excessif à la fois. Au moins Clinton aura-t-il permis de la faire évoluer, même lentement.

Thomas Piketty est chargé de recherche en économie au CNRS.