Libération
Lundi 21 décembre 1998, page 6

REBONDS
L'Europe contre l'emploi.

PIKETTY Thomas

Après l'arrivée au pouvoir de la gauche dans la plupart des grands pays de l'Union européenne, de nombreux observateurs ont salué le "retour de la volonté politique" en Europe. Pourtant il faudra bien plus que quelques discours convenus pour que l'Europe devienne un acteur efficace dans la lutte contre le chômage et les inégalités. Pour l'instant, l'intégration économique a eu un impact globalement négatif sur l'emploi, car elle a entraîné les différents pays européens dans une concurrence fiscale néfaste. Chaque pays souhaitant attirer vers lui les facteurs de production les plus mobiles (capital et travail hautement rémunéré), tous les gouvernements européens des années 80-90 ont ainsi été amenés, quelle que soit leur couleur politique, à abaisser les prélèvements pesant sur ces facteurs (impôt sur les bénéfices des entreprises, prélèvements sur les revenus de l'épargne, tranches supérieures de l'impôt sur le revenu, etc.), avec, comme contrepartie évidente, l'alourdissement progressif des prélèvements pesant sur le facteur de production le moins mobile et donc le plus "captif": le travail peu ou moyennement rémunéré. Ce processus pervers a conduit à privilégier les biens et services et les techniques de production faiblement créateurs d'emplois.

Cette évolution est la conséquence logique d'une intégration économique avancée sans contrepartie politique. Elle ne pourra être inversée que par une véritable politique fiscale européenne.

Les récentes déclarations de Schröder et de Lafontaine, qui proposent que toutes les questions fiscales soient désormais tranchées par le vote à la majorité qualifiée, et qui ont provoqué la fureur de la presse populaire outre-Manche, sont-elles pour autant la meilleure façon de faire progresser ce dossier? En se plaçant sur le terrain des réformes institutionnelles, ces déclarations risquent à la fois d'être ressenties comme une provocation par les adversaires de l'harmonisation fiscale (une fois la règle générale de la majorité qualifiée adoptée, jusqu'où ira-t-on?), et surtout d'être peu mobilisatrices pour ses partisans, car elles n'indiquent pas clairement aux opinions publiques européennes quel est le but poursuivi. L'harmonisation fiscale est présentée comme un but en soi, et apparaît au citoyen moyen comme une question technique aux enjeux peu clairs, ce qui est d'autant plus dommageable qu'un fort soutien populaire est indispensable pour mettre en place de telles réformes. Il serait sans doute plus porteur de désigner un impôt précis et politiquement visible, et d'expliquer pourquoi une politique commune s'impose.

Le meilleur candidat est sans doute l'impôt sur les bénéfices des sociétés, pour lequel le problème de la concurrence fiscale entre pays européens se pose le plus (bien d'avantage que pour l'impôt sur le revenu des ménages). Un véritable impôt européen sur les bénéfices, qui viendrait se substituer aux impôts nationaux équivalents, aurait un poids symbolique fort et permettrait aux gouvernements européens de se redonner des marges de manoeuvre. En outre, ces déclarations très générales sont en totale contradiction avec la baisse de l'impôt sur le revenu annoncée par le gouvernement Schröder. Loin d'être ce qu'on a hâtivement décrit comme une politique "keynésienne" de relance conjoncturelle, ce choix est en réalité celui d'une baisse structurelle et étalée sur cinq ans du poids du seul impôt progressif - et en particulier de ses taux les plus élevés. Il se situe donc dans la droite ligne de l'évolution générale décrite plus haut.

Thomas Piketty est chargé de recherche en économie au CNRS.