Libération
Lundi 21 mai 2001, page 6
«Economiques»
L'ironie de 1981
PIKETTY Thomas
A l'occasion du 20e anniversaire du 10 mai, la plupart des observateurs ont choisi de stigmatiser l'archaïsme du programme de 1981 et des conceptions étatistes qu'il exprimait. De fait, on pourra longtemps se demander comment la gauche française a pu se retrouver à appliquer au début des années 80 un programme fondé sur les nationalisations, à un moment où la Chine communiste avait déjà commencé à privatiser ses entreprises (1979), et où l'URSS s'apprêtait, elle aussi, à libéraliser son économie (1985).
Mais là n'est peut-être pas l'essentiel. Après tout, les socialistes se sont délestés relativement aisément de l'héritage des nationalisations, et il existe d'autres décisions prises au début des années 80 qui pèsent aujourd'hui nettement plus lourd pour Lionel Jospin. En effet, au-delà du programme de nationalisations, le gouvernement issu du 10 mai est également et surtout celui qui a dû, dans le domaine des salaires et des revenus, assumer politiquement des choix que ses prédécesseurs avaient sans cesse retardé. Tout au long des années 70, dans un climat social en pleine ébullition, les gouvernements successifs avaient laissé les salaires progresser structurellement plus vite que la production, espérant ainsi se maintenir plus longtemps au pouvoir. Tout le monde savait que cela ne pourrait pas durer, mais personne ne voulait porter la responsabilité de l'ajustement. Fraîchement arrivés au pouvoir, les socialistes commencèrent par donner un ultime «coup de pouce» au Smic, sorte de «chant du cygne» d'une époque révolue. Mais dès 1982-1983, le gouvernement dut se résoudre à imposer le blocage des salaires. De 1968 à 1983, le salaire minimum exprimé en francs constants avait en effet progressé d'environ 130 %. Dans le même temps, le PIB n'avait progressé que de 40 %, soit plus de trois fois moins vite! On voit là à quel point la théorie chevènementiste, selon laquelle le tournant de 1982-1983 aurait été imposé par le monde extérieur (forme classique de la théorie du bouc émissaire), ne tient pas. Europe ou pas Europe, il était impossible de laisser éternellement le salaire minimum progresser trois fois plus vite que la production. La grande redistribution inaugurée en 1968 avec les accords de Grenelle avait incontestablement du bon, tant il est vrai que les bas salaires avaient été négligés dans les années 1950-1960. Mais elle devait s'achever un jour ou l'autre, et le malheur des socialistes de 1981 est précisément d'être arrivés au pouvoir à un moment où cette période durait déjà depuis plus de 10 ans. Suprême ironie de l'histoire pour un gouvernement qui misait tout sur le politique, et qui dut appliquer une redistribution à l'envers, car le mouvement social avait déjà conduit les gouvernements de droite à appliquer la redistribution à l'endroit !
Toujours est-il que cette douloureuse décision de 1982-1983 a eu des conséquences durables pour le porte-monnaie des Français. Le revenu moyen des ménages, qui avait fortement progressé jusqu'au début des années 1980, en dépit du ralentissement de la croissance constaté dans les années 1970, n'a pratiquement pas augmenté au cours des 15 années suivantes (1982-1997). En faisant le choix des 35 heures et de la modération salariale, les socialistes de 1997 n'ont peut-être pas suffisamment tenu compte de cet héritage-là. Après 15 années de quasi-stagnation du pouvoir d'achat, les Français de la fin des années 90 aspiraient sans doute au moins autant à des hausses de salaire qu'à une baisse de leur temps de travail, surtout quand cette dernière s'accompagne d'une flexibilité accrue. Peut-être faut-il voir là l'une des causes du malaise social actuel: la croissance retrouvée nourrit des frustrations, et de nombreux salariés ont l'impression de n'avoir toujours pas bénéficié de l'expansion économique.