Libération, n° 7277
REBONDS, lundi 20 septembre 2004, p. 40

«Economiques»
PS : enfin la clarification

PIKETTY Thomas

face à la confrontation qui s'annonce au PS, on peut être sûr d'une chose : cela n'aura rien à voir avec le congrès de Rennes, où les socialistes s'étaient déchirés en 1990 pour la succession de François Mitterrand. Car si Rennes a fait tant de mal, c'est d'abord parce que personne n'a jamais compris quelles étaient les questions de fond qui opposaient les principaux protagonistes de l'époque (Jospin et Fabius, déjà...). Aujourd'hui, le motif de la brouille a le mérite d'être clair : faut-il oui ou non accepter d'aller de l'avant avec cette Constitution européenne imparfaite ? Et comme toutes les questions politiques importantes, celle-ci n'admet pas de réponse simple.

Tout le monde, à gauche, le reconnaît : en maintenant le principe de l'unanimité en matière fiscale, condamnant ainsi l'Europe au dumping permanent et à l'impuissance publique, le projet de Constitution est profondément décevant. Et s'il est vrai qu'il n'existe aucun recul et quelques avancées par rapport aux anciens textes, il n'est pas exclu que le fait de codifier ces règles dans une Constitution solennelle contribue à les pérenniser. La question est de savoir si un rejet des socialistes français aujourd'hui aurait des chances de faire progresser le dossier. A l'appui des partisans du non, on peut imaginer un scénario où le projet de Constitution serait de toute façon rejeté par d'autres grands pays, en particulier par le Royaume-Uni (à qui on a pourtant presque tout cédé), auquel cas un non des socialistes français pourrait permettre de rebondir ensuite sur un traité plus intégrateur limité à un noyau dur autour de la France et l'Allemagne. Une telle hypothèse paraît cependant bien improbable, et la configuration inverse, où les autres grands pays adopteraient la Constitution et où la France la rejetterait à cause du non du PS (ou, pire encore, l'adopterait en dépit du non du PS), aurait des conséquences catastrophiques pour les socialistes français, qui se retrouveraient durablement placés sur la scène nationale et européenne dans le rôle des eurosceptiques moisis.

Sans compter que la volte-face hallucinante de Fabius donne une bien piètre image des socialistes français et de la sincérité de leurs convictions. Voici un ex-ministre des Finances qui non seulement n'a pris aucune initiative marquante pour lutter contre le dumping fiscal en Europe au cours de ses vingt-quatre mois passés à Bercy (avril 2000-avril 2002), mais qui a, au contraire, largement contribué à l'escalade sans fin de la concurrence fiscale, en entraînant le PS dans la baisse des impôts pour les hauts revenus (ce qui a ensuite conduit Chirac à promettre une nouvelle baisse de 30 %, histoire de remettre les pendules à l'heure et de se réapproprier le coeur des cadres). Et deux années plus tard, ce même ex-ministre vient nous expliquer qu'il ne peut approuver la Constitution, au motif qu'elle «ne permet pas de lutter contre les délocalisations et le dumping fiscal». Que de chemin parcouru des actes aux paroles ! Prendre les gens pour des imbéciles à ce point est proprement stupéfiant. Ajoutons qu'en tentant de faire croire qu'il faut impérativement vingt ans de gouvernement derrière soi pour prétendre occuper la magistrature suprême (argument quasi unique de campagne), ce que toutes les expériences étrangères (Zapatero en Espagne, Blair au Royaume-Uni, Schröder en Allemagne, Prodi en Italie, etc.) démentent, Fabius et ses partisans rendent un bien mauvais service à la démocratie française et au nécessaire renouvellement de ses élites.

Il reste que la bataille annoncée va permettre un début de clarification au PS. La situation antérieure, dans laquelle aucun des présidentiables ne pouvait se permettre de prendre des positions précises sur les grands sujets du moment (retraites, universités, fiscalité, santé...), de peur de se faire canarder dès le lendemain matin par les autres camarades présidentiables, n'était plus guère tenable. Elle conduisait de la part desdits présidentiables à une surenchère rhétorique permanente pour s'attirer les bonnes grâces de la gauche du parti, et dont évidemment personne ne croyait mot. Un bel exemple est fourni par le programme du PS aux dernières élections européennes, qui en gros proposait d'appliquer au reste de l'Europe les 35 heures et le Smic à la française, sans aucune concertation avec les autres partis sociaux-démocrates européens, et dont tous les leaders socialistes disent en privé le plus grand mal, après l'avoir adopté en public. L'exemple est loin d'être anecdotique, car si au lieu de se poser en sauveur de l'Europe face à la déferlante libérale (en oubliant au passage que notre modèle social ne convainc pas tout le monde, et que nous pouvons nous aussi apprendre des expériences étrangères), le PS avait patiemment conclu avec d'autres partis européens une plate-forme commune de propositions concrètes et ambitieuses sur l'harmonisation fiscale et la réorientation du budget européen, sa position sur le dumping et la Constitution serait aujourd'hui nettement plus crédible. Au moins peut-on espérer que quelle que soit l'issue de la confrontation en cours, le vainqueur pourra enfin se mettre au travail et préparer un programme digne de ce nom.

 

Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.