Libération, n° 6691
REBONDS, lundi 18 novembre 2002, p. 7

«Economiques»
Un investissement supérieur

PIKETTY Thomas

En choisissant de faire des économies sur les dépenses d'éducation, le budget défendu par Raffarin n'est-il pas en train de sacrifier l'avenir ? Telle est la principale critique adressée par l'opposition. Faut-il y voir la réaction mécanique d'une gauche incapable de sortir du «toujours plus» en matière de dépenses publiques, y compris dans les cas où les effectifs des classes d'âge scolarisées diminuent ? De fait, l'enseignement secondaire, auquel Raffarin demande des efforts, est relativement bien doté en France, et on peut concevoir qu'il puisse exister d'autres priorités budgétaires. Avec une dépense moyenne par élève de 7 000 euros, la France se situe en tête des pays de l'OCDE (seuls le Danemark, la Norvège et les Etats-Unis font légèrement mieux). Le problème est que tel n'est pas le cas de l'enseignement supérieur, qui est gravement sous-doté en France. Geler le budget du secondaire ne peut se justifier que si l'on choisit dans le même temps d'investir massivement dans le supérieur. Au lieu de cela, le gouvernement réduit également les créations de postes à l'université.

La particularité française est en effet que la dépense moyenne par étudiant du supérieur est à peine 10 % plus importante que dans le secondaire, alors qu'elle est plus de deux fois plus élevée dans la plupart des pays. Dans l'UE, seules l'Espagne et la Grèce investissent moins que la France dans le supérieur. Surtout, les Etats-Unis, avec une dépense moyenne par étudiant de l'ordre de 20 000 euros (dont la moitié d'argent public), investissent près de trois fois plus dans leurs étudiants que la France. Ce fossé gigantesque se retrouve dans tous les domaines : taux d'encadrement nettement plus élevé aux Etats-Unis, salaires des enseignants plus attractifs, locaux plus spacieux (en France, les étudiants ont peu de chance de croiser leurs enseignants à l'université, pour la simple raison que ces derniers n'ont pas de bureaux !). Lorsque l'on débat doctement de la compétitivité déclinante de la France et que l'on s'imagine pouvoir y remédier en réduisant des écarts de taux d'imposition ne portant souvent que sur quelques points, on oublie souvent que cette sous-dotation du supérieur français pèse infiniment plus lourd.

 

Ce manque de moyens masque en outre des disparités phénoménales : les étudiants de Deug (qui sont pour beaucoup issus de milieux défavorisés) coûtent plus de 5 fois moins cher à l'Etat que ceux des grandes écoles. Ce qui explique d'ailleurs pourquoi ceux dont les enfants parviennent à éviter l'université ne se rendent pas toujours compte de l'ampleur du problème. L'autre raison pour laquelle la collectivité n'est certainement pas prête à tripler le budget du supérieur est qu'elle perçoit les universités comme largement inefficaces dans leur fonctionnement, ce en quoi elle n'a pas tout à fait tort. La hausse des moyens doit impérativement s'accompagner d'une refonte profonde des circuits de financement et de responsabilité. Les universités doivent être incitées à proposer une offre diversifiée et de qualité aux étudiants, et une partie significative de leurs ressources doit dépendre de leur performance et de leur capacité d'attraction. Pour cela, elles doivent pouvoir faire payer des droits d'inscription sensiblement plus élevés que le prix d'une paire de Nike, droits qui peuvent être financés par des chèques éducation ou des prêts subventionnés. La droite, encore échaudée par les grèves de 1986, est incapable de mener une telle réforme. C'est à la gauche qu'il revient d'expliquer que les milieux défavorisés sont les premiers perdants de l'hyper-rigidité de notre système universitaire.

 

Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.