Libération, éd. QUOTIDIEN PREMIERE EDITION
EVENEMENT, lundi 17 septembre 2001, p. 27

«Economiques»
Relance ciblée

PIKETTY Thomas

Les terribles attentats du 11 septembre ont ravivé les craintes d'une récession aux Etats-Unis et en Europe. Confrontés à des incertitudes d'un nouveau type, les ménages ne vont-ils pas augmenter leur épargne de précaution et réduire leur niveau de consommation? Et dans ce cas, que faut-il faire pour relancer la machine?

Il serait naïf de prétendre répondre à ces questions de façon parfaitement satisfaisante: les comportements d'épargne sont largement imprévisibles, surtout dans un contexte aussi inédit. On peut néanmoins rappeler quelques idées simples. En matière de relance de la consommation, le principe le mieux établi est sans doute que toutes les baisses d'impôts ne se valent pas. Le ciblage des allégements fiscaux joue un rôle essentiel. Les taux d'épargne varient en effet de façon importante avec le niveau de revenu: les ménages modestes consomment la quasi-intégralité de leur revenu, alors que les ménages aisés peuvent se permettre d'épargner. S'il s'agit de relancer la consommation, il est donc plus efficace de cibler les baisses d'impôts sur les premiers.

Une étude publiée aux Etats-Unis vient d'ailleurs de montrer que les variations des taux d'épargne en fonction du niveau de revenu sont encore plus spectaculaires que ce qu'imaginaient les économistes. Pour la moitié la plus pauvre de la population, le taux d'épargne moyen est presque nul. Il est même largement négatif pour les 20% des ménages les plus pauvres. Par contre, il atteint 45% pour les 20% des ménages les plus riches, et 35% pour les 20% précédents. Le taux d'épargne marginal dépasse même les 70% parmi les 5% des revenus les plus élevés. Autrement dit, au-delà de 30 000 ou 40 000 francs de revenu mensuel, une augmentation de revenu de 100 francs donne lieu à 30 francs de consommation supplémentaire et à 70 francs d'épargne supplémentaire (en moyenne). Il s'agit là d'estimations moyennes pour les années 1980-1990: les taux d'épargne des ménages qui ont les moyens d'épargner peuvent être encore plus élevés en situation d'incertitude, comme aujourd'hui.

Cela signifie que si l'on souhaite soutenir la consommation, alors la politique de baisse de l'impôt sur le revenu (IR) voulue par Laurent Fabius est largement inadaptée. L'IR ne concerne que les 50% des foyers ayant les revenus les plus élevés, et les deux tiers de ses recettes proviennent des 10% des foyers les plus aisés. Il est donc probable que 10 milliards de baisse d'IR ne conduisent qu'à 5 ou 6 milliards de consommation supplémentaire, soit une perte en ligne de près de 50%. Par comparaison, si le gouvernement augmentait immédiatement de 10 milliards de francs le montant de la prime pour l'emploi (PPE) destinée aux salariés modestes et moyens, il obtiendrait 10 milliards de francs de consommation supplémentaire. Cela aurait l'intérêt de faire connaître la PPE: cette prime est actuellement versée à un taux dérisoire, et presque personne ne sait qu'elle représentera à terme jusqu'à un mois de salaire supplémentaire au niveau du Smic.

Bill Clinton ne s'y était pas trompé en 1992-1993. Elu à la suite de la guerre du Golfe et de la douloureuse récession américaine de 1991, il décida de relever très fortement l'earned income tax credit (l'équivalent américain de la PPE), et même de financer cette mesure par une hausse importante des taux d'imposition applicables aux revenus les plus élevés. Sans surprise, Georges W. Bush a adopté en 2001 une philosophie différente: il a choisi de se concentrer sur la baisse de l'IR, notamment pour les revenus les plus élevés. Ce qui est plus étonnant, c'est que le gouvernement Jospin-Fabius ait choisi la ligne Bush plutôt que la ligne Clinton.

Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales