Libération
Lundi 16 novembre 1998, page 4

REBONDS
Economiques. Trop d'impôt ou trop d'idéologie?

PIKETTY Thomas

Trop d'impôt tue-t-il l'impôt? Cette question est trop importante pour être laissée aux idéologues, qu'ils soient de droite ou de gauche. Elle mérite une approche pragmatique, se fondant sur des études empiriques publiquement vérifiables. Les choses intéressantes ne commencent véritablement que lorsqu'on cherche à préciser les termes de cette loi trop générale. A partir de quel niveau de taux d'imposition les recettes se mettent-elles à baisser? Quels sont les prélèvements pour lesquels ce problème se pose le plus? En particulier, rien ne permet a priori de justifier que l'on se concentre exclusivement sur le cas de l'impôt sur le revenu (IR), qui représente moins de 10% des prélèvements obligatoires. Les rares études disponibles suggèrent que, dans la situation actuelle, l'IR n'est pas le prélèvement dont les effets pervers sur l'activité et l'emploi sont les plus importants. Le problème se pose bien d'avantage pour des prélèvements tels que les cotisations sociales pesant sur le travail, et notamment sur le travail peu qualifié.

Durant les vingt-cinq dernières années, les taux marginaux les plus élevés de l'impôt sur le revenu ont connu en France des variations importantes. En 1981-1982, le gouvernement socialiste avait créé une nouvelle tranche à 65%, en l'accompagnant de multiples "majorations exceptionnelles" pour les plus hauts revenus. Il avait également introduit un mécanisme de plafonnement des effets du quotient familial, si bien que certains groupes bien précis de contribuables aisés ayant des enfants à charge étaient passés directement de la tranche à 40% à la tranche à 55% ou même 60%. Inversement, en 1986-1987, le gouvernement Chirac a abaissé de façon importante les taux marginaux. Or, qu'observe-t-on si l'on examine minutieusement l'évolution des revenus déclarés par les contribuables concernés par ces changements? Pratiquement rien: leur niveau (relativement à celui des revenus des autres contribuables) n'a presque pas varié. De façon générale, la part des contribuables les plus aisés dans le revenu total est extrêmement stable: sur l'ensemble de la période 1970-1996, la part occupée par les 1% des plus aisés fluctue autour de 9% du revenu total des Français, la part des 0,5% des plus aisés autour de 6%, etc. Les fluctuations de court terme s'expliquent pour l'essentiel par le cycle économique: les très hauts revenus, plus souvent composés de primes, de dividendes et de bénéfices, augmentent plus fortement que les autres pendant les périodes de forte croissance et baissent plus fortement pendant les récessions.

Contrairement à ce qu'affirme Pascal Salin (le Monde du 13 novembre 1998), qui non seulement n'a jamais pris la peine de regarder les données lui-même mais qui apparemment ne regarde même pas les études des autres, ces résultats ne sont pas vraiment surprenants. Ils peuvent notamment s'expliquer par ce que les économistes appellent un "effet revenu". Certes, quand la pression fiscale augmente, les contribuables aisés voient leurs incitations au travail baisser, mais ils peuvent également vouloir éviter que leur revenu disponible diminue de façon trop importante. Quoi qu'il en soit, le fait est que l'on observe le même type de résultats dans d'autres pays, et notamment aux Etats-Unis. Des études récentes ont montré que la forte hausse des taux supérieurs décidée par Clinton en 1993 n'avait eu aucun effet sensible sur le trend de progression suivi par les hauts revenus américains durant les années précédentes. Avant d'écrire, les idéologues feraient mieux de lire.

Thomas Piketty est chercheur au CNRS.