Libération, n° 6870
REBONDS, lundi 16 juin 2003, p. 10

«Economiques»
Le débat confisqué

PIKETTY Thomas

Il existe deux façons de nier la nécessité d'une réforme des retraites. La plus extrême consiste à laisser croire qu'il suffit de ponctionner les revenus financiers, les stock-options, etc., en oubliant au passage que les ordres de grandeur ne collent pas et qu'il n'existe pas de trésor caché permettant de financer sans douleur la masse des retraites à venir. La seconde, défendue notamment par le président-fondateur d'Attac, René Passet (Libération des 21 mai et 11 juin, le Monde du 8 juin), est plus subtile.

Passet reconnaît qu'il n'existe pas de prélèvement miracle et juge, par exemple, sa propre taxe sur les transactions financières trop incertaine pour être utilisée ici. Il recommande plus classiquement un financement par les cotisations sociales, en notant que le fait que ces cotisations soient patronales ou salariales n'a que peu d'importance, puisqu'elles finissent toutes par retomber sur les salaires.

 

Simplement, le fondateur d'Attac soutient que la croissance permettra de tout financer sans mal. Le trésor caché, c'est la croissance. Passet a raison sur un point : si les salariés le souhaitent, alors ils peuvent parfaitement choisir de refuser tout allongement de la durée de cotisation. Il «suffirait» pour cela qu'ils acceptent une hausse de 15 points de cotisation d'ici à 2040, soit une baisse de salaire net de près de 20%...  

 

Aucun problème, nous dit Passet, puisque la croissance cumulée des salaires d'ici à 2040 devrait en principe être largement supérieure à 20 %. En oubliant au passage que nous venons de vivre une longue période de quasi-stagnation du pouvoir d'achat et que beaucoup de salariés n'attendent qu'une seule chose : en sortir. Au cours des vingt dernières années (1983-2003), le salaire net annuel moyen des salariés à plein temps a progressé d'à peine 15 % (encore moins si l'on prend en compte la progression du temps partiel), soit une hausse quasi imperceptible. Cela explique évidemment les réactions hostiles aux 35 heures et au gel des salaires de nombreux salariés modestes, qui voient souvent dans les heures supplémentaires des occasions de revenu en hausse.

 

Cette stagnation du pouvoir d'achat a des origines profondes : ralentissement structurel de la croissance depuis la fin des Trente Glorieuses ; rétablissement de la part des profits dans la valeur ajoutée au cours des années 80, suite à la chute des années 1968-1983 (le partage profits-salaires s'est stabilisé depuis 1990, et ce facteur ne joue donc plus) ; hausse continue de la part des richesses produites consacrée aux dépenses socialisées (retraites, santé, transferts). Cette dernière hausse va se poursuivre, et c'est tant mieux. Doit-on pour autant charger la barque du côté des retraites, en refusant par principe tout allongement de la durée de cotisation, au risque de sérieusement entamer le consentement des Français à financer les autres dépenses (outre la santé, l'enseignement supérieur nécessitera des moyens en forte hausse à l'avenir) ?

Dans la réforme Fillon, l'allongement de la durée ne couvre qu'environ 35 % du déficit des retraites à l'horizon 2020. On peut reprocher au gouvernement d'être insuffisamment précis sur les augmentations de cotisations nécessaires pour financer les 65 % restants et se battre en ce sens. Mais est-on bien sûr qu'il faille remplacer cet équilibre 35 %-65 % par une solution 0 %-100 % ? Cette focalisation du débat sur des solutions extrêmes est d'autant plus regrettable qu'elle a empêché toute discussion de fond sur les basses retraites (va-t-on vers une retraite forfaitaire pour les bas salaires ?), le système par points à la suédoise, etc. Le débat parlementaire va-t-il s'en saisir ?

 

Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.