Libération, n° 6531
EVENEMENT, mercredi 15 mai 2002, p. 3
Thomas Piketty, économiste,
spécialiste de l'impôt:
«C'est une décision électoraliste»
RAULIN Nathalie
Thomas Piketty, directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess), est l'auteur d'un ouvrage sur l'évolution de l'impôt sur le revenu au XXe siècle (1).
Jacques Chirac confirme son intention de baisser de 5 % l'impôt sur le revenu. Qu'en pensez-vous ?
Il est totalement à côté de la plaque. Il n'essaie en rien de répondre aux attentes qui se sont exprimées le 21 avril. Les électeurs qui se sont portés vers les extrêmes souffrent du chômage et de la précarité, bien plus que de la pression fiscale. Faire de la baisse de l'impôt sur le revenu une mesure urgente, indispensable et prioritaire risque d'accroître chez les plus modestes le sentiment d'être incompris et laissés pour compte.
Le gouvernement Raffarin en fait néanmoins sa priorité...
La droite est engagée dans une course poursuite avec la gauche sur ce sujet, qu'elle estime être son domaine réservé. Elle veut marquer son territoire. D'où un empressement inhabituel à mettre en musique son programme. Il faut admettre néanmoins que baisser l'IR relève chez elle moins de l'opportunisme que de la tradition. Durant la première cohabitation de 1986-1987, le Premier ministre Jacques Chirac a diminué tous les taux du barème de l'impôt sur le revenu, y compris le plus élevé, ramené de 65 % à 56,8 %. En 1993, à peine installé à Matignon, Edouard Balladur a de nouveau baissé tous les taux du barème, à l'exception cette fois du plus fort, l'échec électoral de Chirac en 1988 l'ayant dissuadé de toucher à l'impôt des riches. Une fois aux manettes, Alain Juppé a attendu un an avant de se lancer. Mais dès 1996, il a présenté un plan de baisse de l'IR qui ramenait au passage le taux marginal à 54 %. La gauche ne revenait pas sur ces mesures, mais n'en rajoutait pas non plus. Ce fut vrai jusqu'en 2000. Pour la première fois, le gouvernement de Lionel Jospin a orchestré une baisse de l'IR. C'était de facto brouiller le clivage traditionnel et obliger la droite à la surenchère. Par peur de voir les «modernistes» du PS mordre sur son électorat de cadres, le gouvernement Raffarin précipite le mouvement.
Cette mesure peut-elle donner un coup de fouet salutaire à l'activité économique ?
Non. Même au sein du gouvernement, personne ne pense que la baisse de l'impôt sur le revenu soit l'idée la plus intelligente dans un contexte de chômage de masse et de précarité grandissante. C'est une décision purement électoraliste. Un coup d'épée dans l'eau du point de vue économique. On ne peut même pas dire que cela va augmenter l'incitation à travailler puisque la baisse porte sur les revenus perçus l'an dernier. Le principal effet sera de doper l'épargne des ménages. De fait, les 10 % de ménages les plus aisés contribuent à hauteur de 70 % aux recettes de l'IR, les 1 % les plus riches assurant 30 % du produit de l'impôt. Toute diminution de l'IR leur profite donc au premier chef. Or, les foyers les plus aisés sont ceux qui épargnent la plus grande proportion de leur revenu. Contrairement à ce que prétend le gouvernement, la baisse de l'IR est inefficace pour relancer ou soutenir la consommation.
Une baisse différenciée des taux de l'IR est-elle préférable à une baisse forfaitaire ?
Attention à l'entourloupe. Contrairement à ce que prétendaient les socialistes, ce n'est pas parce qu'on baisse plus fortement les taux dans le bas du barème qu'on oeuvre pour la justice fiscale. En réalité, quand votre revenu est élevé, vous bénéficiez de la baisse de tout le barème. Surtout, les contribuables qui n'acquittent pas l'impôt faute de ressources suffisantes ne gagnent rien dans l'affaire. La prime pour l'emploi (PPE), crédit d'impôt créé l'an passé, permet de corriger quelque peu le tir. Mais la PPE ne règle pas tous les problèmes, puisque 8 millions de foyers non imposables, petits retraités ou salariés très précaires, sont exclus du dispositif. Ceux-là n'ont droit à rien. Jamais.
Doit-on s'interdire de toucher à l'impôt sur le revenu ?
Le statu quo n'est pas la bonne solution. Nous avons besoin d'une vraie réforme de l'impôt sur le revenu. Ce dernier souffre d'une assiette trop étroite et d'un barème incompréhensible pour le citoyen. Le système actuel de taux marginaux devrait être abandonné au profit d'un barème plus lisible, où n'apparaîtrait que le taux effectivement applicable au revenu dans chaque tranche. Un effort de simplification et de transparence s'impose. Le gouvernement Raffarin n'oeuvre pas dans ce sens.
(1) Les Hauts Revenus en France au XXe siècle. Inégalités et redistributions, 1901-1998, Grasset.