Libération
Lundi 12 mai 2003, page 6

«Economiques»
Quarante ans pour tous ?

PIKETTY Thomas

Raffarin et Fillon sont-ils sur le point de déclencher la même tempête sociale que Juppé en 1995 ? En tout état de cause, on peut déjà dire qu'ils n'ont pas mis toutes les chances de leur côté. Il est difficile de demander des efforts importants aux fonctionnaires après avoir accumulé les symboles malencontreux, que ce soit l'austérité généralisée dans l'éducation et la recherche ou les largesses accordées aux contribuables aisés (impôt sur la fortune, tranches supérieures de l'impôt sur le revenu), en passant par l'augmentation de 70 % du salaire des ministres.

 

Mais la gauche aurait tort de s'en tenir là. Une réforme des retraites est nécessaire, et tout n'est pas à rejeter en bloc dans le projet Fillon. En particulier, il est faux de dire que le statu quo, c'est-à-dire 37,5 années dans le public, 40 dans le privé et forte hausse des cotisations, ou encore retour à 37,5 années pour tous et très forte hausse des cotisations, est une bonne affaire pour les salariés les plus défavorisés du pays. Notre système de retraites est riche en redistributions obscures et souvent régressives. Correctement appliqué, le principe des 40 ans pour tous (avec évolution commune ensuite) peut constituer une référence équitable et lisible, permettant de refonder l'ensemble.

L'injustice fondamentale du système actuel est bien connue. Elle tient au fait qu'il ne suffit pas d'avoir cotisé 37,5 ou 40 ans pour avoir droit à une retraite à plein taux : il faut également avoir 60 ans. Autrement dit, ceux qui ont commencé à travailler à 15 ans doivent cotiser 45 ans, soit 5 années de plus que ceux qui ont eu la chance de faire des études et de commencer à travailler à 20 ans. Ce qui est d'autant plus aberrant que les premiers ont une espérance de vie à 60 ans qui est de l'ordre de 5 années plus courte que les seconds ! Pour ces personnes qui sont nettement plus nombreuses qu'on ne l'imagine souvent, le débat sur le retour à 37,5 années est totalement théorique.

Et il est hypocrite, comme le fait par exemple FO, de prétendre défendre à la fois le retour à 37,5 années pour tous et la possibilité de départ avant 60 ans pour ceux qui ont commencé à travailler tôt. Tout le monde sait bien que le coût du retour à 37,5 années ne permettra aucune largesse supplémentaire. A contrario, le passage à 40 ans de cotisation pour tous peut se justifier si l'on profite de l'occasion pour s'attaquer enfin à cette injustice. Les avancées du gouvernement sur ce point restent insuffisantes.

Pour compenser l'inégalité des espérances de vie, il est également indispensable de garantir un taux de remplacement plus élevé au niveau du Smic que pour les salaires plus importants. Là encore, il s'agit simplement de faire en sorte que les cotisations des bas salaires ne servent pas à payer les retraites des cadres.

Ces deux combats valent mieux que celui des 37,5 années.


Thomas Piketty est directeur d’études à l’EHESS.