Libération, n° 6996
REBONDS, lundi 10 novembre 2003, p. 37

«Economiques»
Jour férié : la double peine

PIKETTY Thomas

Le dispositif de suppression d’un jour férié présenté jeudi dernier par Jean-Pierre Raffarin constitue sans nul doute une régression importante dans le niveau du débat économique en France (niveau pourtant déjà peu élevé).

 

De quoi s’agit-il ? En faisant travailler les Français un jour de plus (sur un total d’environ 200 jours par an), on devrait en théorie s’attendre à une production en hausse de l’ordre de 0,5%. Le vrai chiffre sera plus faible pour de multiples raisons, avec de très fortes variations suivant les secteurs et les entreprises. Retenons pour simplifier l’estimation de 0,3% proposée par le gouvernement. Sans qu’il soit nécessaire de créer le moindre impôt nouveau par rapport au système fiscal actuel, cette production supplémentaire de 0,3 point de PIB rapportera des recettes importantes à l’Etat. En particulier, elle sera taxée au titre de la TVA au moment où elle sera vendue, et au titre des impôts directs et des cotisations au moment où les revenus correspondant à cette production seront distribués, quel que soit d’ailleurs le mode de distribution qui s’imposera en pratique. Si la production supplémentaire alimente les profits, alors ces derniers seront taxés à l’impôt sur les bénéfices (et à l’impôt sur le revenu pour la partie distribuée aux détenteurs d’actions et d’obligations). Quand à la partie distribuée sous formes de salaires en hausse, elle rapportera des cotisations sociales et de l’IR. Au final, environ la moitié de ces 0,3% de production supplémentaire sera payée sous forme de prélèvements obligatoires, soit 0,15 point de PIB (un peu plus de 2 milliards d’euros par an, l’équivalent des sommes que le gouvernement entend consacrer à la dépendance). Cela prendra dans certains cas quelques années (l’IR est calculé sur les revenus de l’année précédente, etc.), mais ces recettes finiront par rentrer de façon certaine dans les caisses de l’Etat. 

 

Le problème, nous explique le gouvernement, c’est que ces recettes ne se verront pas : dans le total des recettes de l’Etat, personne ne sera jamais capable de dire précisément ce qui vient de cette journée de travail supplémentaire et ce qui vient de la croissance économique naturelle. D’où l’idée de génie de Raffarin, consistant à taxer cette même production supplémentaire une seconde fois, à l’aide d’une nouvelle cotisation sociale de 0,3% assise sur la masse salariale et les revenus du capital !  A ce stade du raisonnement, plusieurs remarques s’imposent. Tout d’abord, le total des recettes fiscales prélevées par cette opération à deux temps dépassera vraisemblablement le volume de la production supplémentaire, et l’ensemble aboutira en tout état de cause à une hausse du taux de prélèvements obligatoires (qui serait grosso modo resté stable en l’absence de cotisation nouvelle). Le fait que les dirigeants du Medef puissent applaudir des deux mains un tel dispositif en dit long sur l’obsession anti-RTT qui les anime.

 

Surtout, la façon dont le gouvernement présente sa géniale trouvaille laisse pantois. Il s’agit, nous dit-on, de créer une cotisation acquittée par les employeurs, afin de ne pas toucher au pouvoir d’achat des salariés… Comment peut-on prétendre une chose pareille, alors que toute personne s’étant penchée une seconde sur la question sait pertinemment que les cotisations patronales finissent toujours par retomber sur les salaires ? Il suffit pour s’en convaincre de constater que la part de la masse salariale (cotisations patronales incluses) dans la valeur ajoutée des entreprises est sensiblement la même (voire légèrement supérieure) dans les pays où le taux de cotisations patronales est de 5% que dans ceux où il est de 40%. Si l’on veut faire payer le capital et non les salaires, alors il faut une taxe assise sur les bénéfices des entreprises et non sur la masse salariale. La vérité, c’est que la cotisation inventée par le gouvernement est équivalente à une hausse de 0,3% de CSG (avec en prime une exonération pour les bénéfices des non-salariés), et que Raffarin, qui vient de faire voter une baisse d’impôt sur le revenu d’un montant similaire, est tout aussi incapable d’assumer ce choix que Juppé lorsqu’il inventa en 1995 la Contribution au Remboursement de la Dette Sociale (CRDS).

 

Le plus triste est que la question des jours fériés aurait mérité un vrai débat. Qui peut nier que la succession des ponts du printemps a quelque chose d’excessif en France ? En contraignant les Français à prendre tous leurs week end prolongés en même temps, on génère des journées meurtrières sur les routes, pas du progrès social.  Une mesure authentiquement progressiste aurait pu consister à supprimer un jour férié en échange d’un jour de congés payés en plus, de façon à donner aux citoyens plus de libertés dans la gestion de leur temps. En rappelant au passage que c’est l’Ancien Régime et ses autorités religieuses qui imposaient 38 jours fériés par an où il était interdit de travailler, et qu’il n’y avait là rien de particulièrement émancipateur. Au lieu de cela, la droite plombe une fois de plus un débat important en s’en servant comme d’une excuse pour accomplir son programme fiscal anti-social.

 

 

Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.