Chaque mardi : Économiques (25 novembre 2008)

Comment vote-t-on au Parti socialiste ?

Par Thomas Piketty

La crise qui secoue actuellement le PS aura au moins eu un mérite : celui de révéler l'absurdité de ses règles électorales. Quel sens cela a-t-il de commencer par des législatives à la proportionnelle intégrale (le vote du 6 novembre sur les motions, permettant de répartir les 200 sièges du conseil national, le parlement du parti), suivies par un scrutin présidentiel majoritaire à deux tours organisé les 20 et 21 novembre pour choisir le chef du parti ? Tout cela avec un congrès entre les deux scrutins, destiné apparemment à vérifier s'il ne serait pas possible, par le plus grand des hasards, de parvenir à mettre tout le monde d'accord sur un candidat unique et éviter ainsi le vote de la semaine suivante. Une véritable machine à fabriquer des psychodrames !

Aucun pays, aucune organisation ne songerait à se gouverner de cette façon. A partir du moment où on donne le droit de vote aux militants, ils s'en saisissent, et c'est tant mieux. Reste la question du jour : par quel miracle statistique les 134 784 électeurs socialistes sont-ils parvenus à se partager en deux moitiés presque parfaitement égales - 67 413 voix pour Aubry (50,02 %) et 67 371 pour Royal (49,98 %) ? Si l'on fait l'hypothèse que chaque score électoral est équiprobable, un résultat aussi serré - moins de 50 voix d'écart - n'a qu'une chance sur 3 000 de survenir.

On ne peut certes pas exclure que ce soit cette chance sur 3 000 qui se soit produite vendredi soir... mais il existe malheureusement d'autres explications. La plus souvent citée repose sur les manipulations de résultats départementaux en cours de nuit : on attend les scores des départements adverses, puis on ajuste les siens de façon à rétablir l'avantage, en choisissant évidemment l'ajustement le plus faible possible, de façon à minimiser les chances que la manipulation soit détectée. Au vu des reportages télévisés diffusés ce week-end, il est difficile d'exclure cette hypothèse. Osons ici une théorie un peu plus charitable : celle de l'électeur médian.

En démocratie, si les deux candidats en présence sont purement "opportunistes" (ils cherchent avant tout à gagner l'élection, sans autre conviction particulière), alors chacun ajuste son discours de façon à se caler sur l'électeur médian, ce qui conduit à une convergence des scores électoraux vers des résultats extrêmement serrés, autour de 50-50. Autrement dit, Martine et Ségolène ont choisi de se tenir serrées en développant des discours assez semblables, avec une rhétorique assez marquée à gauche pour plaire à tous les militants, et des propositions suffisamment floues pour éviter de prendre le risque de cliver. De fait, les supposés affrontements sur le "parti de militants" et l'alliance au centre étaient largement factices : personne ne pense sérieusement que le parti compte trop de militants et que les débats de section y perdraient en richesse en s'ouvrant à des personnes dotées de moins de "maturité politique" ; chacun accepte dans la pratique de compléter sa majorité en s'ouvrant au Modem. Si les deux candidates avaient vraiment été porteuses de visions radicalement différentes de l'avenir de la gauche, comme l'affirment un peu vite certains commentateurs, alors par quel prodige ces deux visions se seraient-elles incarnées en deux moitiés parfaitement égales ? La théorie de l'électeur médian n'explique certes pas comment les candidates sont parvenues à viser aussi juste. Mais au moins explique-t-elle pourquoi le résultat était programmé pour être très serré, augmentant d'autant la tentation de petites manipulations à la marge.

Si cette explication est en partie la bonne, alors la solution est de prendre le temps de réorganiser une véritable confrontation démocratique, en contraignant les deux candidates à expliciter leurs options pour l'avenir, en particulier dans le cadre d'un débat public, ce qui aurait dû être fait depuis le début. Personne ne peut savoir à l'avance qui bénéficierait d'un tel débat. Pour les partisans de Martine Aubry, ce sera l'occasion de démontrer la cohérence de cette étrange coalition, la supposée compétence économique et sociale de leur championne et les insuffisances attribuées à sa rivale. Pour ceux de Ségolène Royal, ce sera une opportunité de mieux valoriser ses propositions sur l'écologie, les retraites, la crise financière ou la fiscalité. Il en ressortira un vote mieux informé, probablement plus clivé dans un sens ou dans l'autre, et peut-être même une chance pour les 60 millions de Français de comprendre sur quels sujets de fond se différencient les deux candidates à la reconstruction de la gauche - ce qui ne serait pas plus mal. Au point où en est le Parti socialiste, mieux vaut miser sur la démocratie jusqu'au bout.

Thomas Piketty est directeur d'études à l'EHESS et professeur à l'Ecole d'économie de Paris.