Libération
Lundi 3 juillet 2000, page 7

«Economiques».
Les leçons de Sen.

PIKETTY Thomas

La conférence sur l'économie du développement, organisée la semaine dernière à Paris par la Banque mondiale et le Conseil d'analyse économique de Lionel Jospin, a notamment permis de rendre hommage à l'indien Amartya Sen, prix Nobel d'économie 1998. Une des leçons les plus marquantes des travaux de Sen concerne sans doute le lien complexe entre libéralisme économique, libéralisme politique et développement, complexité que la comparaison entre l'Inde et la Chine permet d'illustrer de façon claire.

Les trajectoires indiennes et chinoises démontrent tout d'abord les méfaits de l'antilibéralisme. En Chine, la planification centralisée et la négation de toute initiative individuelle conduisirent à la farce tragique du «Grand bond en avant». En Inde, les expériences de planification furent moins extrêmes et firent moins de dégâts, mais leur bilan est suffisamment négatif pour que plus personne ne pense sérieusement à revenir aux programmes d'investissements publics dans l'industrie lourde qui s'appliquaient encore dans les années 1970-1980. Sen a également bien montré comment l'antilibéralisme économique et l'antilibéralisme politique constituaient le pire des cocktails : des famines ont également eu lieu en Inde, dont le prix Nobel d'économie 1998 a d'ailleurs été le témoin lors de ses jeunes années passées au Bengale, mais aucune n'a eu l'ampleur des famines chinoises, ce qui s'explique notamment par l'absence en Chine d'une presse libre susceptible d'informer le reste du pays de ce qui se passait dans les régions sinistrées.

Mais Sen est également bien placé pour savoir que le libéralisme ne suffit pas. En Chine, les privatisations et la réforme des entreprises publiques, lancées dès 1979, ont certes permis une très forte croissance économique dans les années 1980-1990, à tel point que le pays est aujourd'hui en passe de sortir définitivement de la pauvreté. Mais en Inde, tout le monde s'accorde à reconnaître que les effets de la libéralisation économique des années 1990 ont été décevants. L'explication la plus convaincante est que les jeunes chinois sont beaucoup mieux formés que les jeunes indiens : le taux d'alphabétisation est de l'ordre de 90 % en Chine et il dépasse péniblement les 50 % en Inde. Autrement dit, seul un puissant effort de formation peut permettre de tirer partie des opportunités offertes par le libéralisme économique.

Le troisième enseignement de la comparaison est que le problème ne sera pas réglé simplement en décrétant que tous les petits indiens doivent aller à l'école. Le retard indien en matière de formation vient de loin : alors que la Chine obligeait les parents à envoyer leurs enfants à l'école avec la même vigueur qu'elle les contraignait à n'avoir qu'un seul enfant, l'Inde, fidèle à sa tradition libérale à l'anglaise, se refusait à faire violence à tous ces parents qui préféraient que leurs enfants leur ramènent un salaire au plus vite. Ce retard est donc intimement lié au libéralisme politique qui prévaut dans la plus grande démocratie du monde : en Inde, il existe des mouvements politiques qui défendent les droits des basses castes à ne pas se faire voler leurs enfants. Faut-il en déduire que le cocktail idéal est celui du libéralisme économique et d'une certaine dose d'autoritarisme politique ? Evidemment non : il est largement préférable d'obtenir l'alphabétisation par la persuasion et les incitations financières que par la contrainte. Mais cela exige que soient mobilisées des ressources financières dont l'Inde ne dispose pas, et c'est là que l'aide internationale peut jouer un rôle essentiel.