Libération
Lundi 3 janvier 2000, page 8

REBONDS
Economiques. L'économie des catastrophes.

PIKETTY Thomas

Quel est l'impact économique des catastrophes de grande ampleur qu'elles soient «naturelles», comme la tempête qui vient de s'abattre sur la France, où qu'elles ne le soient pas, comme par exemple les guerres? A première vue, de telles catastrophes, à partir du moment où elles entraînent des destructions importantes, impliquent qu'une partie de la population devra être occupée à effectuer des réparations et à reconstruire le capital détruit, au lieu de contribuer à accroître le volume de biens et services disponibles pour la consommation nationale. L'impact est donc clairement négatif.

Mais tout le monde n'est pas concerné dans les mêmes proportions par les destructions, que ce soit en tant que travailleur en charge de la reconstruction ou en tant que propriétaire dont le capital a été détruit. En première approximation, on peut en effet considérer que les travaux de reconstruction reposent principalement sur du travail relativement peu qualifié (ouvriers du bâtiment, de la manutention, du nettoyage, etc.), si bien que les destructions conduisent toujours à un déplacement de la demande de travail en direction du travail peu qualifié. Cela explique pourquoi les périodes de reconstruction suivant les guerres ont généralement été des périodes de plein emploi et de salaires élevés pour le travail peu qualifié, durant lesquelles on a souvent dû faire appel aux travailleurs immigrés pour palier à la pénurie de main-d'oeuvre. Il est cependant douteux que la tempête ait un impact autre que marginal sur le taux de chômage: outre que les destructions ont été (heureusement...) d'une ampleur limitée, des secteurs tels que le bâtiment commençaient déjà à connaître une certaine pénurie de main-d'oeuvre avant même la catastrophe.

La seconde inégalité provient simplement du fait que tout le monde n'est pas propriétaire: là encore, cet effet distributif va dans le «bon» sens, dans la mesure où les destructions ne peuvent par définition appauvrir que les personnes qui possédaient quelque chose, et conduisent donc toujours à une certaine égalisation des fortunes... Cette «égalisation par la destruction» peut-elle avoir un effet positif en soi? Si les pays qui avaient subi les plus fortes destructions durant la Seconde Guerre mondiale (l'Allemagne, le Japon, et à un degré moindre la France) étaient également ceux qui avaient bénéficié de la plus forte croissance durant les décennies suivantes, ce n'était peut-être pas par hasard. Au-delà des facteurs psychologiques, une «remise à zéro» des compteurs de l'accumulation du capital, en éliminant les vieilles dynasties industrielles sur le retour et en favorisant l'émergence de nouvelles générations d'entrepreneurs, pourrait avoir eu un effet positif sur le rythme de croissance de long terme d'une économie capitaliste. Là encore, il semble cependant très peu probable que la catastrophe actuelle puisse avoir des effets de ce type: les destructions n'ont (heureusement) pas grand-chose à voir avec celles de la Seconde Guerre mondiale, et elles semblent avoir principalement touché des infrastructures publiques, dont la perte est néfaste pour tout le monde, et des logements, qui constituent la forme de capital privé la moins inégalement répartie.

Les effets distributifs de la tempête se limiteront sans doute à un transfert des ménages propriétaires de leur maison, qui ne figurent pas toujours parmi les plus favorisés, aux travailleurs du bâtiment chargés de la réparer, qui ne sont pas systématiquement les plus démunis.

Thomas Piketty est chargé de recherche en économie au CNRS.