Libération, n° 7424
REBONDS, lundi 2 mai 2005, p. 35
«Economiques»
Bolkestein, pas Frankenstein
PIKETTY Thomas
A
l'heure où le oui semble reprendre le dessus dans les sondages, il n'est pas
inutile de revenir sur les débats soulevés par la directive Bolkestein,
source de multiples malentendus durant la campagne. Car si la fameuse directive
n'a strictement rien à voir avec le projet de Constitution, elle a au moins le
mérite d'illustrer clairement les enjeux et la complexité des politiques
européennes de libéralisation.
Initialement,
le texte du commissaire néerlandais prévoyait qu'une entreprise fournissant des
services dans un autre pays de l'Union serait soumise au droit du pays
d'origine, et non du pays de destination. Précisons que la plupart des échanges
de services ne sont pas touchés par cette disposition controversée. Quand le
service est entièrement rendu à distance depuis l'étranger, par exemple dans le
cas d'un service de maintenance informatique ou un centre d'appels basé en
Pologne (ou en Inde), c'est évidemment le droit du pays étranger qui s'applique
aux travailleurs concernés. Et quand le service est entièrement rendu sur place
par des travailleurs immigrés dans le pays d'accueil, par exemple dans le cas
d'un plombier polonais installé à Paris (à supposer qu'il ait obtenu les permis
nécessaires, ce qui n'est pas aisé), c'est évidemment le droit du pays
d'accueil qui s'applique. Le cas ambigu, le seul concerné par la clause du pays
d'origine, est celui d'une entreprise basée à l'étranger mais qui est amenée dans
le cadre de sa prestation de services à envoyer des salariés en mission dans le
pays de destination. Par exemple, une entreprise lettone répond à un appel
d'offres et envoie ses salariés sur un chantier en Suède ; ces derniers, selon
la directive Bolkestein, seraient soumis au droit
letton et non suédois.
Aussi
dérogatoire puisse-t-elle paraître, une telle règle peut se justifier par le
fait que pour des missions à l'étranger suffisamment courtes et ponctuelles (huit jours dans la directive détachement de
1996), il serait absurde de réécrire entièrement tous les contrats de travail.
Surtout, il existe dans de nombreux secteurs (taxis, commerce, travaux
publics...) des procédures et réglementations constituant de véritables
barrières à l'entrée, et qui relèvent davantage de la protection corporatiste
de rentes acquises, voire de la corruption, que du progrès social. Comme le
notait un entrepreneur polonais dépité : «Il est plus facile pour une
entreprise occidentale d'ouvrir un cabinet d'avocats en Pologne que pour nous
d'aller carreler des toilettes allemandes.»
Mais
en prétendant résoudre les problèmes réels de discrimination rencontrés par les
travailleurs et entreprises de l'Est (d'autant plus injustifiés qu'il existe
dans beaucoup de ces secteurs une pénurie de main-d'oeuvre nationale), Bolkestein adopte une solution tellement extrême qu'elle en
revient à jeter le bébé avec l'eau du bain. Aucune limite
claire sur la durée des missions n'est fixée, et surtout, c'est l'ensemble du
droit et des réglementations du pays de destination qui passe soudainement à la
trappe. La directive ouvre la voie à un dumping social et fiscal sans fin, où
il suffirait pour une entreprise de domicilier formellement ses salariés dans le
pays aux charges les plus faibles pour éviter, par exemple, de payer les
cotisations sociales du pays où se déroule de manière récurrente l'activité en
question !
Au
motif de réformer certaines réglementations inadaptées, on finit ainsi par
utiliser l'Europe pour remettre en cause l'ensemble de l'édifice social et
fiscal sur lequel se sont construits les welfare
states européens. Face à ce type d'offensive, la gauche européenne doit
construire des coalitions sociales-démocrates offensives prêtes à remettre en
cause les réglementations existantes lorsqu'elles sont inadaptées, et
inversement, à défendre fermement les principes essentiels lorsqu'ils sont
menacés, notamment pour ce qui concerne le dumping fiscal. Les propositions des
eurodéputés SPD de refonte de la directive vont dans ce sens, mais une telle
attitude constructive et européenne est rare chez les socialistes français,
notamment chez les partisans du non, qui s'en tiennent généralement au repli
démagogique, ou bien encore à l'opportunisme le plus cru. Faut-il rappeler que
le rapport Charzat proposait en 2001 d'exempter des
impôts français les cadres étrangers implantés en France (mesure qui rappelle
étrangement la directive Bolkestein), et que son
commanditaire, Laurent Fabius, était tout prêt à l'appliquer, à un moment où un
tel positionnement politique lui semblait porteur ?
En tout état de cause, il faut répéter avec force
qu'un non au traité constitutionnel ne fera que diminuer les chances des grands
pays (et singulièrement de la France) de peser sur ces choix. On peut certes
regretter qu'un texte ne comportant que quelques timides avancées par rapport
aux traités précédents (essentiellement les nouvelles règles définissant la
majorité qualifiée : 55 % des Etats représentant 65 % de la population) prenne
le nom de Constitution et fasse l'objet d'un référendum, ce qui inévitablement
conduit de nombreux électeurs à exprimer un mécontentement général face à
l'Europe. Mais à partir du moment où le processus est lancé, seul le oui peut
permettre d'avancer dans la bonne direction.
Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.