Libération, n° 7068
REBONDS, lundi 2 février 2004, p. 41
«Economiques»
Une laïcité à géométrie variable
PIKETTY Thomas
En France, on aime bien se décrire comme le pays de la
laïcité militante, par exemple pour justifier le fait que nous soyons les seuls
à faire une loi pour interdire le voile à l'école.
Tout n'est certes pas faux dans cette perception. Ce n'est pas en
France que le président prêterait serment la main sur la Bible, et c'est bien
la France qui est en pointe dans le combat contre la référence à l'héritage
chrétien dans la Constitution de l'Europe, ce dont l'auteur de ces lignes est
le premier à se réjouir.
Le problème est qu'une vision trop systématique du prétendu
exceptionnalisme français en matière de laïcité sert souvent d'excuse pour
éviter les vrais débats. Dans le domaine scolaire, le compromis que l'Etat
français a passé avec l'Eglise est beaucoup plus nuancé que ce que l'on décrit
parfois. C'est vrai pour ce qui concerne le financement par l'Etat des écoles
religieuses, qui est particulièrement généreux en France. Dans le cadre de la loi
Debré (1959), les écoles privées confessionnelles voient l'essentiel de leurs
coûts pris en charge directement par le contribuable, pour peu qu'elles soient
sous contrat avec l'Etat (ce qui, sans surprise, est le cas de 99 % d'entre
elles). Il en va fort différemment dans de nombreux pays, par exemple aux
Etats-Unis, où la forme historique particulière prise par la séparation de
l'Eglise et de l'Etat interdit aux gouvernements et aux collectivités locales
de financer les écoles privées, si bien qu'il n'y a jamais eu un dollar
d'argent public dans les écoles confessionnelles américaines. Cette situation
est d'ailleurs en passe de changer sous les coûts de butoir des républicains
emmenés par George Bush, qui, convaincus des vertus intrinsèques des établissements
privés et de leur trop faible développement aux Etats-Unis (à peine plus de 10
% des élèves du primaire et du secondaire sont scolarisés dans des écoles
privées outre-Atlantique, contre près de 20 % en France, et 15 % dans l'UE),
entendent développer les mécanismes de «vouchers» (chèques éducation)
permettant aux parents d'apporter leurs impôts à l'école privée de leur choix.
Au-delà de cette réalité sonnante et trébuchante, rappelons que la
France est le seul pays qui ferme ses écoles un jour par semaine pour laisser
la place à l'éducation religieuse. C'était tout du moins la justification
historique du jeudi (puis du mercredi) sans école, ce que le lobby catholique
n'a pas manqué de rappeler à Bertrand Delanoë lorsque ce dernier a tenté en
2002 (sans succès) de mettre fin à cet héritage et d'ouvrir les écoles le
mercredi. L'échec de Delanoë est d'autant plus regrettable que le mercredi
chômé constitue également une forte pression à l'encontre des mères qui
souhaitent mener une carrière professionnelle égale à celle des hommes et prive
les enfants défavorisés d'une prise en charge collective décente.
Tout cela ne démontre évidemment pas que la France aurait tort
d'être le seul pays à interdire le voile. Simplement, on ne peut sérieusement
justifier cette décision en se contentant d'évoquer l'exceptionnalité de notre
sentiment laïque. On pourrait évoquer, en guise d'explication, une autre
exception française, à savoir la très violente réaction de rejet
anti-immigrés observée en France depuis vingt ans, telle qu'elle se
manifeste notamment par le maintien du vote Front national au niveau que l'on
connaît. De toute évidence, la loi antivoile est, au moins en partie, une
opération politique, peu surprenante au demeurant quand on connaît
l'opportunisme légendaire de notre président. Dans un pays où les deux tiers de
la population considèrent qu'il y a trop d'immigrés, on court peu de risques
d'être impopulaire en faisant une loi contre le voile.
Pour sortir de ce débat trop chargé sur l'exceptionnalité
française, la discussion devrait se concentrer sur la seule question
importante, qui est avant tout une question empirique. Combien de jeunes filles
vont être sauvées par la loi, dans le sens où elle leur permettra de résister
aux pressions masculines visant à leur faire porter le voile, et combien de
jeunes filles vont, au contraire, se radicaliser face à une loi qu'elles ne
manqueront pas d'interpréter comme une loi anti-islam, les poussant par exemple
à s'approprier encore d'avantage le choix régressif du voile ou à rejoindre
l'enseignement privé ? Il ne fait guère de doute que les deux situations
existent, mais on semble savoir bien peu de chose sur leur importance relative.
On peut tout à fait imaginer que la France, parce qu'elle compte la minorité
musulmane la plus importante d'Europe, se trouve dans la situation d'être le
premier pays à constater que le cas du voile subi et de la loi salvatrice est
sur le point de devenir prédominant. Dans ce cas, la loi fera plus de bien que
de mal. Mais l'hypothèse selon laquelle nous serions aujourd'hui dans cette
situation reste à démontrer. Et on est en droit de se demander si les quelques
auditions réalisées par la Commission Stasi ont véritablement permis de faire
progresser nos connaissances sur cette question sociologique complexe.
Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.