Libération
Lundi 1 mars 1999, page 6

REBONDS
Economiques. Vaches sacrées?

PIKETTY Thomas

Bien qu'il ne représente qu'à peine 10% du total des prélèvements obligatoires en France, l'impôt sur le revenu (IR) a toujours fait l'objet de débats passionnés. Ces dernières semaines, ces passions ont connu de nouveaux développements, et plusieurs hebdomadaires (notamment le Point et le Nouvel Economiste) ont pris soin d'expliquer à leurs lecteurs la nécessité impérieuse dans laquelle se trouverait la France de baisser l'IR, afin de libérer ses "forces vives". De façon plus étonnante, Alain Duhamel, dans une chronique publiée dans Libération du 12 février, nous explique que si François Hollande et Martine Aubry ont pris position contre la baisse de l'IR qu'envisagerait DSK, c'est parce que les socialistes seraient prisonniers de leurs vieilles "vaches sacrées idéologiques", qui leur interdiraient de faire un geste en direction des cadres. Selon Duhamel, le refus de baisser l'impôt sur le revenu ne peut être le fait que de ceux qui croient qu'"être de gauche consiste à perpétuer le culte des structures de classe des années 50", et traduirait un attachement "postmarxiste" à une culture "égalitariste" centrée sur la classe ouvrière! Rien de moins...

Comment dépasser ce débat quelque peu outrancier? Tout le monde est d'accord sur le principe de l'impôt progressif. La seule question intéressante est de savoir jusqu'à quel point l'impôt doit être progressif, et quel doit être le poids de l'impôt progressif par rapport à tous les autres prélèvements (TVA, CSG, cotisations sociales...) qui ne le sont pas. Comment répondre à cette question? Il n'existe pas de réponse parfaitement "scientifique", et il faut donc essayer de progresser de façon pragmatique. Tout d'abord, selon les rares études disponibles, en France comme à l'étranger, tout laisse à penser qu'une baisse des taux de l'impôt sur le revenu se traduirait inévitablement par une baisse importante des recettes fiscales. Autrement dit, les effets positifs sur les incitations au travail (et à moins frauder...), engendrés par la baisse des taux d'imposition, même s'ils existent, seraient beaucoup trop faibles quantitativement pour pouvoir compenser la perte initiale de rentrées budgétaires pour l'Etat.

Evidemment, cela n'implique pas pour autant qu'il ne faille pas baisser l'IR: après tout, l'Etat idéal n'est pas nécessairement celui qui réussit à faire rentrer le maximum de recettes fiscales! La question est donc de savoir si l'Etat est capable d'utiliser de façon efficace les recettes que lui fournit actuellement l'IR, ou bien si, incapable de les utiliser autrement que pour des dépenses publiques plus ou moins inutiles, il ne ferait pas mieux de s'en dessaisir au profit des cadres méritants. Là encore, les études disponibles suggèrent que la première réponse est la bonne: dans les circonstances actuelles, si l'Etat a quelques dizaines de milliards de francs à dépenser, alors il existe des utilisations beaucoup plus efficaces pour l'emploi et la cohésion sociale qu'une baisse de l'IR.

En particulier, tout semble indiquer qu'une réforme enfin ambitieuse des cotisations patronales, visant à faire en sorte que les prélèvements sociaux pèsent moins lourdement sur les entreprises intensives en main-d'oeuvre, aurait des effets positifs sur l'activité et l'emploi autrement plus importants qu'une baisse de l'IR. Rappelons également que le poids de l'IR n'a cessé de baisser depuis le début des années 90, et qu'il n'est nullement besoin de se perdre dans le labyrinthe des documents budgétaires pour s'en rendre compte: les recettes de l'IR avaient dépassé les 310 milliards de francs dès 1992, elles sont redescendues jusqu'à 290 milliards de francs en 1997, et ce bien que les revenus nominaux déclarés aient progressé d'environ 15% durant la même période. Est-on suffisamment sûr que ces baisses de l'IR aient servi à quelque chose, avant d'en envisager de nouvelles?

Thomas Piketty est chargé de recherches en économie au CNRS.