Chaque mardi: Économiques (11 janvier 2011)
Venue des franges les plus extrêmes de l'UMP, une étrange rumeur s'est répandue en France ces dernières semaines. " Les 35 heures coûtent à l'Etat plus de 20 milliards d'euros par an d'allègements de charges ", peut-on maintenant lire un peu partout, y compris sous la plume de journalistes supposés compétents et indépendants.
Le problème de cette affirmation, c'est qu'elle est totalement fausse. Les allègements de cotisations sociales sur les bas salaires furent introduits par le gouvernement Balladur en 1993, puis renforcé sous Juppé en 1996, bien avant les 35 heures. L'objectif était de réduire le coût du travail peu qualifié. Certes, de 1998 à 2002, ces allègements furent - partiellement et provisoirement - conditionnés à la réduction du temps de travail : les entreprises signant des accords " 35 heures " plus vite que les autres bénéficiaient d'allègements plus importants. Mais ce mécanisme incitatif a totalement disparu en 2002, quand la durée légale du travail est passée à 35 heures pour tous. Le gouvernement Raffarin mit alors en place " l'allègement Fillon " (du nom du ministre du travail de l'époque). Ce nouveau système de réduction de cotisations sociales sur les bas salaires, qui s'applique maintenant depuis près de 10 ans (2002-2011), amplifie les dispositifs Balladur-Juppé en vigueur en 1993-1998 et est totalement indépendant du temps de travail. Attribuer aujourd'hui ces allègements aux 35 heures, alors qu'ils ont été mis en place, amplifiés et pérennisés par des gouvernements de droite, relève de la désinformation pure et simple.
C'est d'autant plus regrettable que ces allègements de charges posent un vrai problème et mériterait un débat de fond, avec à la clé une véritable réforme du mode de calcul des cotisations patronales. Alléger le coût du travail n'est pas forcément illégitime en soit : le financement de la protection sociale ne doit pas peser excessivement sur les salaires, et en particuliers sur les bas salaires. Le problème de l'allègement Fillon est qu'il créé des phénomènes de trappe à bas salaire.
Reprenons par le commencement. Le taux global de cotisation patronale est actuellement de 45%, voire de 50% si l'on inclut l'ensemble des prélèvements assis sur les salaires. Autrement dit, pour un salaire brut de 2 000 euros par mois, un employeur paie près de 1 000 euros de cotisations patronales, pour un coût total du travail de 3 000 euros. Ces cotisations financent pour moitié les retraites et les allocations chômage, et pour moitié des dépenses sociales (assurance maladie, allocations familiales, versements transports, logement, formation, etc.) bénéficiant à tous, et qui n'ont aucune raison de reposer uniquement sur les salaires.
Avec l'allègement Fillon, les cotisations patronales sont réduites de moitié au niveau du salaire minimum, mais remontent très rapidement au taux de 45% au niveau de 1,6 fois le salaire minimum. Concrètement, les employeurs qui s'aventurent à augmenter les salaires de personnes payées entre 1 Smic (1 350 euros bruts par mois, soit 1 050 euros nets) et 1,6 Smic (2 100 euros bruts par mois, soit 1 650 euros nets) font face à de très fortes augmentations de coût total du travail - plus de deux fois plus fortes que l'augmentation de salaire net. Or près de la moitié de la population active se trouve dans cette plage de rémunérations !
Il n'existe malheureusement pas de solution facile permettant de sortir de cette situation. La suppression pure et simple de ces allègements, régulièrement brandie par les populistes de tous bords, n'est pas une option : aucun gouvernement ne prendra la responsabilité d'alourdir massivement les prélèvements au niveau du Smic. Le transfert des cotisations patronales sur la TVA (la fameuse TVA dite " sociale "), solution qui a de nombreux adeptes à droite, mais aussi à gauche, n'est guère plus maline, et pèserait lourdement sur les plus pauvres, qui consomment la quasi-totalité de leur revenu. Au lieu de payer la note sur leurs bulletins de salaire, les salariés modestes (et les petites retraites et allocations) la paieraient au moment où ils font leurs courses. D'où la forte - et justifiée - opposition populaire à la fausse bonne idée de la TVA " sociale ".
Une meilleure solution serait d'étendre progressivement l'assiette des cotisations patronales des salaires à l'ensemble des revenus : revenus non salariaux, revenus du patrimoine, pensions. Cette " cotisation patronale généralisée " (CPG) serait l'équivalent de la CSG créée il y a 20 ans par le gouvernement de Michel Rocard. Cela permettrait d'alléger fortement le taux pesant sur les salaires, et de lisser les effets pervers de trappe à bas salaire.
Pour qu'une telle réforme puisse voir le jour en 2012, il faudrait que le débat public sorte des chausse-trappes idéologiques et des controverses totalement dépassés sur les 35 heures. Et il faudrait bien sûr recycler dans cette réforme les quelques 5 milliards d'euros d'allègements de charges sur les heures supplémentaires créés en 2007. Cette mesure est sans doute la plus bête de toutes les niches fiscales inventées par le paquet fiscal dans la foulée de la dernière élection présidentielle. Bizarrement, c'est pourtant la seule à laquelle le pouvoir en place semble s'accrocher. Encore un petit effort !
Thomas Piketty est directeur d'études à l'EHESS et professeur à l'Ecole d'économie de Paris.