Chaque mardi: Économiques (9 novembre 2010)

Faut-il avoir peur de la Fed ?

Par Thomas Piketty, directeur d'études à l'EHESS et professeur à l'Ecole d'Economie de Paris

Le nouveau plan d'action annoncé la semaine dernière par la Federal Reserve américaine suscite beaucoup de fantasmes et de confusion intellectuelle. D'abord bien sûr dans les milieux hyper-républicains, éternels ennemis du gouvernement fédéral. Les partisans des Tea Parties ont été jusqu'à réclamer la suppression de la Fed et le retour à l'étalon or ! Plus étonnant : on retrouve une inquiétude à peine plus mesurée chez certains observateurs européens habituellement mieux informés. Selon les plus extrêmes, ce retour de la " planche à billets " menacerait l'équilibre mondial. Dans le journal Le Monde de ce week end, Pierre-Antoine Delhommais allait jusqu'à s'interroger sur la santé mentale du président de la Fed Ben Bernanke... Bigre. Essayons d'y voir plus clair.

Disons le clairement : le monde aujourd'hui n'est nullement menacé par le retour de l'inflation, qui est actuellement inférieure à 1% aux Etats-Unis comme en Europe. Le programme d'achat de bons du trésor annoncé par la Fed porte au total sur 600 milliards de dollars, soit moins de 5% du PIB américain. L'idée selon laquelle une telle création monétaire pourrait nous faire basculer dans l'hyper-inflation n'a aucun sens. Cela générera au maximum une inflation de quelques pourcents, ce qui en réalité serait une excellente chose.

Le risque aujourd'hui est bien plutôt celui d'une longue stagnation déflationniste, aggravée par les politiques de rigueur budgétaire. Dans un tel contexte, il est parfaitement légitime que la Fed et la BCE (Banque Centrale Européenne) prêtent de l'argent aux Etats, dont les finances publiques ont été dévastées par la crise financière et la récession. L'action des banques centrales permet de réduire les taux d'intérêt sur les titres de la dette publique, et donc d'alléger légèrement la contrainte budgétaire des Etats, ce qui est toujours bon à prendre par les temps qui courent. Et cela permet aussi de couper court à la spéculation des marchés, comme on a pu le voir lors de la crise grecque. Les déficits publics doivent évidemment être réduits. Mais le faire trop vite, sans l'aide des banques centrales, serait une pure folie. Cela ne ferait qu'aggraver la récession, et se retournerait finalement contre l'objectif initial.

Etrangement, tout le monde défendait les banques centrales il y a deux ans lorsqu'il s'agissait de renflouer le secteur financier privé, pourtant responsable de la crise mondiale. Manifestement, plusieurs décennies de dénigrement systématique de la puissance publique ont laissé des traces. Et ont fini par faire oublier que les banques centrales n'étaient pas là pour regarder passer les trains. En période de crise grave, elles jouent un rôle crucial de prêteur en dernier ressort. Ce rôle pourrait fort bien prendre une ampleur bien plus considérable encore dans les années à venir.

Fort heureusement, cette réalité commence à être acceptée en Europe. Le conseil des banquiers centraux européens, que l'on peut difficilement suspecter de tendresse excessive pour l'inflation, a massivement approuvé la décision du président de la BCE Jean-Claude Trichet de poursuivre sa politique d'achat de titres de dette publique. La voix dissidente exprimée par Axel Weber, président de la Bundesbank, a été vertement critiquée, y compris en Allemagne. Ce n'est donc pas le moment de critiquer la Fed : nous aurons bien besoin de la BCE pour faire la même chose dans les mois et les années qui viennent.

Si les banques centrales détiennent une partie de la solution à la crise actuelle, il ne faut pas pour autant exagérer leur pouvoir. Ni elles ni personne ne changeront évidemment rien au fait que nous sommes dans une période historique de rattrapage des pays riches par les pays pauvres. C'est-à-dire une période où l'Europe et les Etats-Unis croissent à 1% ou 2% par an, alors que la Chine, l'Inde ou le Brésil connaissent des croissances annuelles de 5% ou 10%. Cela continuera sans doute jusqu'à ce que les seconds aient rattrapé les premiers, après quoi il est probable que tout le monde croîtra relativement lentement. Mieux vaut s'habituer à cette réalité incontournable, plutôt que d'en rendre responsable la terre entière.

Thomas Piketty est directeur d'études à l'EHESS et professeur à l'Ecole d'économie de Paris.