Chaque mardi: Économiques (3 novembre 2009)

A bas les impôts imbéciles !

Par Thomas Piketty

Il est aisé de dénoncer l'imbécilité d'un impôt. Pour une raison simple : tous les impôts sont plus ou moins imbéciles, dans le sens où ils taxent des personnes et des activités que dans l'absolu il serait évidemment souhaitable de ne pas taxer. Là où les choses se compliquent, c'est quand après avoir annoncé fièrement la suppression d'un impôt imbécile, les responsables politiques se mettent en quête de nouvelles recettes permettant de financer les dépenses que chacun considère par ailleurs comme éminemment souhaitables : éducation, santé, routes, retraites, etc. L'exercice peut alors se révéler périlleux - d'autant plus qu'en matière d'impôts, il est toujours possible de trouver plus imbécile que soi.

Les récents débats sur la taxe professionnelle illustrent à merveille cette cruelle réalité. Récapitulons. La TP repose actuellement sur la valeur du capital (bâtiments, machines, équipements) utilisé par les entreprises. Jusqu'en 1999, elle reposait également sur la masse salariale, avant que cette part salariale de la TP ne soit supprimée par Dominique Strauss-Kahn, dans un souci de ré-équilibrage de notre système fiscal, dont maints rapports ont démontré qu'il reposait excessivement sur le travail.

De façon générale, rappelons que tous les impôts reposent soit sur les facteurs de production (capital ou travail), soit sur la consommation. Lorsqu'ils reposent sur le capital, ils peuvent peser soit sur le stock de capital (comme la TP), soit sur les flux de revenus issus de ce capital (profits, dividendes, intérêts, loyers), comme par exemple l'impôt sur les bénéfices, ce qui a des avantages et des inconvénients.

Rappelons aussi qu'il n'existe pas d'impôts " payés par les entreprises " : tous les impôts finissent toujours par être payés par les ménages, euro pour euro. En ce bas monde, il n'existe malheureusement personne d'autre que les personnes physiques en chair et en os pour payer des impôts. Le fait que les entreprises soient techniquement tenues d'en acquitter certains, c'est-à-dire d'envoyer le chèque à l'administration fiscale, ne dit rien de leur incidence finale. Inévitablement, les entreprises répercutent tout ce qu'elles paient soit sur leurs salariés (en réduisant les salaires), soit sur leurs actionnaires (en réduisant les dividendes, ou en accumulant moins de capital en leur nom), soit sur les consommateurs (en augmentant leurs prix). La décomposition finale ne se voit pas toujours à l'oeil nu, mais d'une façon ou d'une autre tous les impôts finissent toujours par être répercutés soit sur les facteurs de production, soit sur la consommation.

Par exemple, les entreprises acquittent les cotisations sociales, calculées à partir de la masse salariale. On admet généralement que ce prélèvement est principalement payé par les salaires, qui seraient plus élevés en son absence.

Autre exemple : les entreprises font chaque trimestre des chèques au titre de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), qui est calculée sur la valeur totale des ventes de l'entreprise, moins la valeur totale des achats aux autres entreprises. Cette différence entre ventes et achats, que l'on appelle " valeur ajoutée ", est égale à ce dont disposent les entreprises pour rémunérer le travail (salaires) et le capital (bénéfices). Pourtant, on s'imagine parfois que la TVA est intégralement répercutée sur les prix. Cela est faux : comme tous les impôts, la TVA est payée en partie par les facteurs de production et en partie par les consommateurs, dans des proportions variant avec le degré de concurrence du secteur considéré et le pouvoir de négociation des uns et des autres - comme le montre le cas récent de l'hôtellerie-restauration.

Revenons à la TP. Dans la réforme proposée, la TP reposerait désormais sur la valeur ajoutée (salaires et bénéfices), et non plus sur le capital seul. Cela aboutira à un allègement pour le capital, et un nouvel alourdissement du prélèvement fiscal pesant sur le travail et la consommation, à rebours de la réforme de 1999. Il eût été plus justifié de conserver l'assiette actuelle, qui avait en outre l'avantage pour les collectivités territoriales d'être plus facilement localisable et moins volatile que les bénéfices. A condition bien sûr de revoir enfin les valeurs des bâtiments et équipements des entreprises, valeurs qui comme pour les autres impôts locaux n'ont pas été révisées depuis les années 1970. Au petit jeu de la démagogie fiscale, ce sont rarement les plus fragiles qui y gagnent.

Thomas Piketty est directeur d'études à l'EHESS et professeur à l'Ecole d'économie de Paris.