Lundi 18 décembre 2006
Les controverses sur la " vie chère " et la baisse présumée du pouvoir d'achat des Français ont des racines profondes, et se poursuivront sans doute bien au-delà de la conférence sur les revenus organisée la semaine dernière à Matignon.
Disons-le d'emblée : les statistiques de l'Insee, selon lesquelles les revenus ont progressé plus vite que les prix ces dernières années (avec un gain moyen de pouvoir d'achat de 1,9 % par an), sont difficilement contestables. S'il est légitime d'apporter un regard critique sur les " statistiques officielles ", les dénigrer systématiquement au motif qu'elles vont à l'encontre du " ressenti " des Français est injustifié et populiste. Les calculs de revenus et de prix de l'Insee se fondent sur des centaines de milliers de relevés individuels, leur qualité est internationalement reconnue, et proposer de les jeter à la poubelle sur la base de quelques dizaines de relevés de prix au supermarché du coin n'est pas très sérieux. Si le thermomètre n'indique pas la fièvre, c'est peut-être que le patient souffre d'une autre maladie.
En l'occurrence, la vérité est que la hausse du pouvoir d'achat est positive mais quasiment insignifiante, et que le patient ne parvient pas à s'habituer à cet état de fait. Rappelons tout d'abord que cette hausse de 1,9 % par an (qui correspond à la croissance du produit intérieur brut) concerne la masse des revenus reçus par les ménages, et non chaque revenu individuellement. La croissance démographique étant de l'ordre 0,5 % par an, la hausse du pouvoir d'achat par habitant n'est en réalité que de 1,4 % par an. Si l'on ajoute à cela que la recomposition des familles et le vieillissement conduisent année après année à une hausse du nombre de ménages plus forte que celle du nombre d'habitants (1,3 % contre 0,5 %), il apparaît que la croissance du pouvoir d'achat moyen par ménage n'a été que de 0,6 % par an.
Sans compter que l'indice des prix de l'Insee intègre (légitimement) la progression de la qualité de produits et services (à laquelle les ménages s'habituent probablement sans s'en rendre compte), qui s'élève à environ 0,3 % par an. Sans compter que l'indice des prix applicable aux ménages les plus modestes progresse de 0,1-0,2 % plus vite que l'indice moyen, conséquence de la hausse des tabacs. Sans compter que le peu de croissance restant après ces amputations est largement absorbé par celle des dépenses collectives telles que les remboursements d'assurance maladie, croissance qui correspond là encore à une amélioration réelle des conditions de vie, mais à laquelle les ménages se sont largement habitués...
Pour résumer, disons que la hausse réelle du pouvoir d'achat est très proche de 0 %, et que l'écart entre la hausse des prix et celle des revenus est en tout état de cause totalement imperceptible à l'oeil nu. Cette situation de stagnation objective du pouvoir d'achat dure depuis plus de vingt ans, et elle contraste singulièrement avec les hausses de 4 ou 5 % par an qui prévalaient pendant les Trente Glorieuses, que chacun pouvait constater autour de lui. Dans une telle situation, il n'est guère étonnant que l'impression de régression prédomine : les nombreux ménages dont le pouvoir d'achat a augmenté de 1 ou 2 % ne se font guère entendre, et ceux dont le pouvoir d'achat a franchement baissé donnent le ton. Comme le rappelle fort justement le Cerc, la (faible) hausse du salaire net moyen n'empêche pas qu'environ 40 % des salariés voient chaque année leur salaire individuel baisser, principalement en raison de la variation de leur durée de travail. Les moyens affectés à l'appareil statistique ne permettent malheureusement pas de disposer d'un véritable panel sur les revenus des ménages, qui seul permettrait de mettre à jour et d'analyser ces trajectoires individuelles.
Enfin et surtout, ces hausses imperceptibles du pouvoir d'achat moyen ne pèsent pas lourd par rapport aux exemples bien réels de prix individuels progressant à des rythmes de 10 ou 20 % par an. Même si ces prix pèsent peu dans l'indice moyen, leur hausse est de loin la plus visible, et elle emporte tout sur son passage. Pour tous les ménages qui ont récemment dû changer de logement, la hausse des loyers n'est pas passée inaperçue, et a entraîné une perte nette de pouvoir d'achat sensiblement supérieure à la hausse moyenne calculée par l'Insee.
Plus généralement, dans un monde où l'on entend chaque jour que les cours boursiers et immobiliers progressent de 10 %, alors que les salaires progressent d'à peine 1 ou 2 %, il est peu surprenant que l'ambiance soit morose. Même si ce décalage s'explique largement par un phénomène de rattrapage à long terme des prix des actifs, ses conséquences devraient être mieux étudiées. Par exemple, la baisse de la pauvreté relative récemment annoncée par l'Insee (conséquence du fait que les bas revenus auraient progressé très légèrement plus vite que la moyenne) ne résisterait probablement pas à une meilleure prise en compte des revenus de patrimoine et des plus-values. Mais, là encore, la solution consiste non pas à jeter le bébé avec l'eau du bain, mais à donner à l'appareil statistique et aux chercheurs les moyens (notamment en termes d'accès aux fichiers fiscaux sur les patrimoines et les revenus) d'éclairer les Français sur les évolutions actuelles.
Thomas Piketty est directeur d'études à l'EHESS.