Entretien avec l'économiste Thomas Piketty, trente et un ans, membre du Conseil d'analyse économique et spécialiste de l'impôt.
Directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, Thomas Piketty est notamment l'auteur d'un ouvrage passionnant sur l'histoire de l'impôt au XXe siècle (1).
Le gouvernement Raffarin a décidé de baisser de manière uniforme l'impôt sur le revenu de 30 % en cinq ans dont 5 % dès cette année. Vous vous étiez déjà déclaré hostile à une baisse de l'impôt du temps du gouvernement Jospin. Comment réagissez-vous aujourd'hui ?
Thomas Piketty. Le gouvernement cherche à marquer son territoire. Il est dans les habitudes de la droite de baisser l'impôt sur le revenu, mais là cet empressement est tout à fait inhabituel. Si on baissait de 30 % l'impôt sur le revenu chaque fois que la droite arrive au pouvoir il n'y en aurait plus depuis longtemps. Pour la première fois, un gouvernement de gauche s'est mis à baisser de façon systématique tous les taux de l'impôt sur le revenu. La droite ressent le besoin de s'approprier cette question. Chirac et Raffarin ont envie d'envoyer un message à un certain nombre de cadres qui se considèrent fiscalement matraqués. Ils leur disent : " La baisse de l'impôt sur le revenu, vous avez cru que c'était Fabius, mais c'est nous et personne d'autre. " Leur motivation est donc clairement politique, j'aurais envie de dire clientéliste. C'est dommage car cette course-poursuite à la baisse passe à côté des véritables enjeux qu'il peut y avoir en matière de réforme de la fiscalité.
Quelles sont selon vous les conséquences de telles baisses d'impôt ?
Thomas Piketty. Les effets positifs dont parle la droite sont un mythe. Tout le monde sait bien qu'en matière de relance de la consommation, la baisse de l'impôt sur le revenu est totalement inefficace. C'est un coup d'épée dans l'eau car cet impôt progressif ne pèse pas très lourd par rapport à tous les autres prélèvements proportionnels. 70 % des recettes de l'impôt sur le revenu proviennent des foyers les plus aisés, ceux pour qui le taux d'épargne est le plus élevé. Si on rajoute à ces contribuables un franc de revenu à la marge, ils ont tendance à en épargner une fraction extrêmement importante. Il n'y a donc pas d'effet pour la relance de la consommation. En revanche, il serait plus efficace de baisser des prélèvements pesant plus lourdement sur les revenus moyens et modestes, à commencer par la TVA ou la prime pour l'emploi. Je pense que la baisse de la TVA serait le plus juste et le plus simple.
On affirme pourtant que la France souffre d'une fiscalité élevée par rapport aux autres pays de l'union européenne. N'a-t-elle pas intérêt à procéder à des rajustements ?
Thomas Piketty. Il est faux de dire que l'impôt sur le revenu est plus élevé en France que dans les autres pays. Premièrement, les recettes de l'impôt représentent dans l'Hexagone 3,5 % du produit intérieur brut, contre 8 %, 9 %, 10 % ailleurs. C'est une illusion d'optique que d'attribuer cette différence au fait qu'en France seulement la moitié des foyers paient l'impôt sur le revenu. Avec la CSG et la TVA, les foyers exonérés d'impôt sur le revenu paient beaucoup plus que des foyers modestes imposables ne paieraient en Angleterre et aux Etats-Unis. Le gros de l'écart entre la France et les autres pays provient des foyers les plus favorisés qui, dans l'Hexagone, payent un impôt sur le revenu plus faible qu'ailleurs. Tous ceux qui sont allés travailler à l'étranger le savent. D'autres prélèvements pèsent plus lourdement qu'à l'étranger. C'est notamment le cas pour les cotisations sociales, mais en retour la protection sociale en France est plus généreuse qu'ailleurs. Il y a un décalage entre la réalité et les perceptions. Il faut reconnaître que l'impôt sur le revenu n'est pas très populaire en France. Mais il souffre d'abord d'un déficit d'équité. On a accumulé des niches fiscales dans tous les sens, dans des proportions ahurissantes, notamment en matière de revenu du patrimoine légalement exonéré de l'impôt. Il y a seulement 20 % des revenus sous forme d'intérêts de dividendes ou des revenus de patrimoine financiers qui sont soumis au barème de l'impôt sur le revenu. Tout le reste bénéficie d'exonérations légales et variées, du type plan d'épargne qui n'ont souvent de populaire que le nom. Avec autant de niches fiscales tout le monde se met à suspecter son voisin de mieux tirer partie que lui. Or, pour que l'impôt sur le revenu soit accepté, il faut respecter le principe d'équité horizontale : " · revenu égal, impôt égal. " Enfin, l'impôt souffre d'illisibilité. Par exemple, personne ne comprend rien au barème, au système de tranche, de taux marginaux dans le barème (...). Le résultat est que tout le monde se focalise sur la question du taux marginal supérieur, alors qu'en vérité ce taux n'est atteint que pour des revenus extrêmement élevés. En effet, pour payer 40 % de son revenu sous forme d'impôt, il faut atteindre des niveaux de revenus de plusieurs millions de francs par an. Or, combien de fois on entend des gens se plaindre de sauter une tranche, alors que la nouvelle tranche ne s'applique qu'à la fraction du revenu qui y entre et non sur la totalité. Le résultat est qu'on baigne dans la confusion, dans une opacité préjudiciable. Il y a donc besoin d'une réforme démocratique et moderne qui serait d'exprimer le barème de l'impôt sur le revenu en terme de taux effectif directement applicable au revenu. Cette réforme courageuse avait déjà été mise en ouvre en 1936 par le Front populaire, avec l'idée que chacun puisse se faire une idée le plus simplement possible de " qui paie quoi ". Cette réforme fit à l'époque la une de tous les quotidiens dont celle de l'Humanité. Mais elle a été supprimée en 1942 par Vichy qui estimait que c'était trop transparent.
Le gouvernement explique que la baisse des impôts est incontournable pour soutenir la croissance et donc relancer l'activité économique et l'emploi. Quelle est votre opinion ?
Thomas Piketty. L'argument qui consiste à affirmer que la baisse de l'impôt sur le revenu relance la consommation ne tient pas la route et aucun économiste ne s'aventure sur ce terrain. Il y a un autre argument, comme celui de favoriser une incitation au travail. Les gens vont travailler plus car ils seront moins ponctionnés. Sur le plan théorique, cet argument est tout à fait intéressant. Mais pour répondre directement à votre question, on est bien obligé de s'appuyer sur l'expérience. En Allemagne en 1998, le chancelier Schröder avait tout misé sur la baisse de l'impôt sur le revenu avec un plan qui ressemblait à celui de Chirac-Raffarin. Il s'agissait de la priorité budgétaire numéro un. Quatre ans plus tard, le problème n'est pas résolu. L'économie allemande ne s'en est pas trouvée dynamisée, tout simplement parce qu'en France comme en Allemagne, le problème des prélèvements obligatoires ne vient pas vraiment de l'impôt sur le revenu. Notre système de cotisations sociales, historiquement assises sur les salaires, se justifie pour la protection sociale. Mais en même temps, cela incite les entreprises à automatiser à tour de bras, à supprimer des emplois. On a donc besoin d'une vraie réforme. J'ajoute qu'on peut également s'interroger sur le système de retraite qu'il ne s'agit pas bien sûr de remettre en cause. Par exemple, est-ce bien utile socialement, du point de vue de la répartition, d'avoir un système de retraites obligatoires qui s'applique - avec un système de retraites complémentaires pour les cadres - jusqu'à huit fois le plafond de la Sécurité sociale ? On n'a pas besoin d'un système qui garantisse des retraites jusqu'à 50 000, 60 000, 70 000 francs par mois, cela n'a pas de sens, ce qu'on veut c'est garantir des retraites jusqu'à disons 20 000 francs ou 30 000 francs. D'autant que l'espérance de vie des cadres concernés par des retraites de ce niveau étant au moins de dix ans plus élevée que celle des ouvriers, ce sont ces derniers qui finalement paient les retraites de ces cadres.
Faut-il donc procéder à une révision du système de la fiscalité qui ne pénaliserait ni l'emploi, ni la consommation tout en assurant suffisamment de ressources à l'Etat pour ne pas accentuer les déficits publics ?
Thomas Piketty. Je vois deux priorités : il faut rendre l'impôt sur le revenu plus équitable car c'est un outil qui, sur une longue période, a très bien marché pour réduire les inégalités. Il faut réconcilier les Français avec cet outil. La deuxième priorité, c'est que notre système fiscal doit moins pénaliser le travail qu'il ne le fait actuellement. On en parle depuis longtemps mais on ne progresse que très lentement. Il faut donc avoir une vraie réflexion sur ces questions.
Entretien réalisé par
Pierre Agudo
(1) Les Hauts Revenus en France au XXe siècle - Inégalité et redistribution 1901-1998, 812 pages, Editions Grasset.
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